Read: jardiniers-de-dieu


-------------------------------------------
Source : www.bahai-biblio.org
-------------------------------------------

LES JARDINIERS DE DIEU
A la rencontre de 5 millions de Bahá'is
(Enquête de 2 journalistes à la découverte des baha'is en 1989)

Colette Gouvion et Philippe Jouvion

Table des matières

Chapitre I - Les jardiniers de Dieu
Chapitre II - Celui qui devait venir
Chapitre III - Les chemins de la foi
A) Jean-Marie Nau, 36 ans, Luxembourgeois, service de sécurité
B) Benoit Huchet, français, 25 ans, jardinier
C) Samuel Tanyi-Tambe, camerounais, 30 ans, jardinier
D) Tiati Zock, 33 ans, camerounais, service de sécurité
E) Bill Collins, américain, la quarantaine, responsable de la bibliothèque
F) Arlette et Gaston Mattheus, belges
G) Darlen Hodge, antillaise, entretien de la Maison de Justice et des Lieux Saints
H) Joshua Lincoln, américain, service de sécurité, 18 ans
I) Debbe Simon, Américaine. Travail de bureau
J) Pascal Molineaux, 25 ans, suisse, jardinier
K) Daniel Caillaud, 41 ans, français, dessinateur
L) Pierre S, 47 ans, actuellement relieur
M) Mohammad B, algérien, cadre administratif vivant actuellement en France.
Chapitre IV - Bahá'i au jour le jour
Chapitre V - Le rôle des femmes
Chapitre VI - Le regard des autres
Chapitre VII - Une religion contemporaine
Bibliographie


Remerciements

Que tous ceux qui nous ont aidés au cours de cette enquête, qui ont accepté avec tant de patience de répondre à nos questions, qui ont mis leurs travaux personnels à notre disposition et nous ont permis d'y puiser notamment Madame Annette Riis Zahrai, auteur de plusieurs thèses de sociologie sur la religion Bahá'ie et Monsieur Jean-Marc Lepain, soient ici remerciés.

La première édition de ce livre date de 1989. Elle est épuisée. C'est à l'occasion du centenaire de la présence de la Foi bahá'ie en France en 1998 que nous avons décidé de publier cette nouvelle édition
TACOR INTERNATIONAL
Paris - novembre 1998


CHAPITRE I - LES JARDINIERS DE DIEU


Le soleil se couche sur la turquoise sombre du golfe d'Haïfa, pétrifiée dans l'inaction d'un soir de shabbat, la ville basse est étrangement silencieuse, un peu vide, un peu triste avec ses boutiques fermées, ses rideaux baissés, ses docks déserts, ses rues vierges d'autobus et de taxis collectifs, ses rares passants qui hâtent le pas.

Au-dessus d'elle le Mont Carmel grimpe en vagues alternées d'ocre sec et de vert profond à l'assaut du ciel qui s'obscurcit. A mi pente, une coupole dorée semble capter et garder pour elle seule la dernière lumière du jour. Elle coiffe un édifice ni mosquée ni église et pourtant lieu saint: le mausolée où repose Siyyid Ali Mohammed, dit le Báb (la Porte), annonciateur d'une religion toute jeune, que certains disent nouvelle et d'autres renouvelée.

Nous sommes là pour la découvrir, explorateurs perplexes d'une planète dont nous ne connaissons encore que les principaux reliefs, semblables à l'astronome qui ne sait de l'astre observé à travers sa lunette que les creux et les bosses.

Pour notre voyage, bien sur, nous nous sommes munis d'une carte. Elle comporte quelques lignes précises: la religion bahá'ie est née en Iran, au milieu du siècle dernier sur un terrain musulman. Elle englobe toutes les grandes religions monothéistes qui l'ont précédée. Elle prône la tolérance, l'égalité de tous les hommes et femmes de la terre devant Dieu, le pacifisme, le progrès et le respect de la création. Elle n'a ni pape, ni prêtres, ni rites sacerdotaux, ni sacrements, ni lieux spécifiques de prière.

A nous, journalistes passionnés par la découverte d'une foi qui n'en est qu'à ses débuts, puisqu'elle date seulement d'un siècle et demi et se fonde encore entièrement sur les enseignements et les écrits sans retouche de son prophète, Bahá'u'lláh, d'où son nom de bahá'isme, de remplir les blancs de la carte. Si notre quête commence à Haïfa, en Terre sainte comme disent les bahá'is, englobant à la fois dans l'adjectif leur quadruple référence au tout a judaïsme, au christianisme, à l'islam et à leur propre foi, c'est que là se trouvent réunis les lieux qu'ils vénèrent: les tombeaux des fondateurs, et ce que l'on peut considérer comme le noyau vital de leur communauté: le Centre Mondial Bahá'i.

Nous nous y rendons le lendemain matin de notre arrivée, dans la tiédeur ensoleillée d'un matin d'octobre au Proche-Orient, en notant au passage que le Mont Carmel, avec ses belles avenues, ses parterres, ses maisons blanches au milieu des jardins et des bosquets, doit être à la ville basse d'Haïfa ce qu'est en France Neuilly aux banlieues industrielles du nord de Paris.

Au long du chemin, des bouffées de parfums, pins et fleurs mêlées, nous donnent par moment l'illusion d'être en vacances, une fin d'été, sur la rive opposée de la Méditerranée. Nous voilà à Golomb. en bordure d'un large boulevard que les voitures dévalent et que les piétons hésitent à traverser, une monumentale grille de fer forgé protège un somptueux parc en terrasses. Au fond, on aperçoit une grande bâtisse blanche aux allures de temple grec avec colonnades et péristyle les bahá'is la nomment "Le siège de la Maison Universelle de Justice". Elle est le haut lieu de leur foi. Derrière la grille, à l'abri d'une petite construction vitrée, deux jeunes gens plutôt athlétiques en chemise impeccable et pantalon net, veillent au grain, équipés de talkies-walkies. Il faut. avant qu'ils ouvrent le portail, décliner son identité et préciser avec qui l'on a rendez-vous.

Nous les imaginons armés et ce luxe de précautions. chez des gens qui prônent le pacifisme et l'ouverture à tous, nous gêne un peu, encore que par ces temps de terrorisme, il soit tout à fait justifié. Nous constaterons fort peu de temps après que les responsables du service de sécurité ne portent aucune arme, ne pratiquent même aucun sport de combat jouent un rôle essentiellement dissuasif et sont là surtout pour éviter d'intempestifs déferlements de curieux, saccageurs de jardins, trublions de tous ordres. Nous reconnaissons l'un des deux. Il est venu nous chercher la veille à l'aéroport de Tel Aviv, en compagnie d'un camarade costaricain. Lui est suédois et nous salue en anglais d'un joyeux et chaleureux: "Hello, il fait beau ce matin, passez une bonne journée" plutôt loin des propos réglementaires d'une sentinelle sous les armes. L'impression d'avoir déjà un familier dans ces lieux imposants est plutôt agréable. Tout au long de notre séjour, nous retrouverons pareille chaleur et pareille gaieté chez la plupart de nos interlocuteurs. Ce sera le premier trait commun aux bahá'is dont nous serons frappés.

Le malaise de l'entrée s'efface. Nous sommes dans la place. Sandra Todd, responsable de l'information, vient nous accueillir. Elle est américaine. jeune, charmante sous ses petits cheveux courts, très soignée dans sa mise, efficace et souriante. Un pied blessé, plâtré, la fait boiter et souffrir. On ne le devine qu'à une presque imperceptible grimace qui lui échappe de temps en temps. Pendant toute la durée de notre séjour elle va organiser nos rendez-vous et nous y accompagner, conduire, marcher sans cesse sur des terrains souvent bosselés, toujours en pente, monter des escaliers, sans jamais une plainte, un soupir de fatigue ou une manifestation de mauvaise humeur.

Cette maîtrise d'elle-même est-elle naturelle ou acquise sous l'influence de sa foi? Voilà ce que nous ne pourrons discerner. La bonne réponse est peut-être: les deux conjugués. Nous essayons avec elle de dérouiller notre anglais, sérieusement endommagé par des années sans pratique. Elle retrouve pour nous un français un peu hésitant. Ainsi se nouent les dialogues de bonne volonté.

Pour nous rendre à la délicieuse petite maison de pierre, à l'écart du bâtiment principal, où sont installés les services d'information, nous traversons, admiratifs, une partie du parc où de jeunes jardiniers en jeans s'affairent entre rosiers, plates-bandes, pelouses, palmiers et oliviers. Notre guide nous explique qu'à quelques exceptions près, ces travailleurs appliqués ne sont que des volontaires Bahá'is, ils accomplissent là. pour quelques mois au moins, deux années au plus, un service à la communauté.

"Voulez-vous en rencontrer quelques-uns et bavarder avec eux?" Bien sûr, nous le voulons. Notre programme de rendez-vous s'allonge de noms scandinaves, nord-américains, sud-américains, français, belges, suisses, africains... Ce Centre Mondial Bahá'i a des résonances d'ONU.

Au bureau d'information, nous passons d'abord un long moment avec Douglas Martin, son directeur canadien anglophone, aimable et concis. Petit briefing d'introduction. Interview plutôt classique où nos demandes élémentaires entraînent des réponses précises et didactiques. Mais quand on ne sait rien, ou presque, il faut bien commencer par un bout. Mûrissant dans nos esprits. ce début d'initiation amena, au fur à mesure que se multipliaient nos rencontres avec des interlocuteurs différents et que se précisait notre approche, un flot d'interrogations chaque soir, nous trouvions de nouvelles questions à poser - que nous n'avons probablement pas encore épuisé au moment où nous rédigeons cette enquête.

Telle que la synthétisa pour nous Douglas Martin, telle qu'il la présente par ailleurs dans un livre récemment publié, The Bahá'i Faith (1 Hatcher-Martin. The Bahá'i Faith. Harper and Row- San Francisco. 1988), ou que l'exposait Hippolyte Dreyfus, érudit orientaliste français converti au bahá'isme, dans un essai publié dans les années 30 et maintes fois réédité (Hippolyte Dreyfus. Essai sur le Bahá'isme- P U F. Paris. 4e édition. 1973), la foi bahá'ie englobe, dans ses racines, trois grandes religions, judaïsme, christianisme, et islam. Mais elle s'en différencie nettement par des conceptions, une démarche, totalement originales, beaucoup plus modernes, si l'on peut employer ce mot à propos d'une religion, beaucoup plus proches, en tout cas. des mentalités, des structures, des événements, des difficultés, des aspirations de notre époque.

A sa base, trois grands principes fondamentaux.
Le premier est la foi en Dieu. Un Dieu unique, omnipotent, qui a créé toute chose et sait tout de ses créatures. Que l'on parle de Yahweh, d'Allah, de Brahma ou de Dieu, ce n'est que le nom qui change.
Le deuxième repose sur la certitude que le genre humain est lui aussi unique et représente l'apogée de la création, la plus haute forme de vie consciente que Dieu ait engendrée, capable de percevoir l'existence de son Créateur et de communier avec lui.

"Pour nous, dit un jeune bahá'i, il ne fait pas de doute que Dieu s'est manifesté aux hommes dès la plus haute préhistoire. Dès cette époque, il a dû exister un moyen de communication entre Dieu et l'homme. Bien sûr. le message qu'était alors capable d'assimiler l'humanité n'a rien a voir avec l'élévation morale du sermon que prononça Jésus sur la montagne. Pourtant, le lien déjà existait". Il avance pour preuve l'exemple des aborigènes d'Australie qui vivent dans des conditions proches de celles de nos ancêtres du paléolithique. et témoignent, pourtant. d'une authentique spiritualité. Cette conception de l'unité du genre humain a pour conséquence le deuxième grand principe bahá'i: le rejet radical de quelque racisme que ce soit.

Les hommes ne sont pas supérieurs aux femmes, aucune race, aucun peuple ne peut se prévaloir d'une quelconque suprématie. Les différences apparentes de la couleur de la peau, des cheveux. des yeux, de la morphologie du corps, les niveaux inégaux de développement culturel, scientifique, technologique, ou de revenus, n'empêchent pas que tous soient issus du même moule. "Seules l'ignorance, la prétention, la cupidité et l'égoïsme, assure Douglas Martin, empêchent de le reconnaître, et la mission essentielle des bahá'is est de changer cet état de fait et d'amener le genre humain à une conscience de soi universelle".

Le troisième principe découle logiquement des deux autres, une prise de conscience de l'unité du genre humain, de l'unité de Dieu et de l'unité des religions. La foi bahá'ie ne nie ni ne rejette celles qui l'ont précédée, bien au contraire, mais développe la thèse d'une révélation progressive. Elle voit dans chacune d'elles une étape.

Les prophètes, qu'il s'agisse notamment du Christ, de Mahomet ou du Bouddha Gautama sont des envoyés successifs de Dieu, investis d'une mission particulière adaptée aux conditions historiques et sociales dans lesquelles ils vivent et au degré d'évolution des peuples auxquels ils s'adressent. Ces "manifestations divines", sont les moteurs de l'évolution de l'humanité. Ainsi, en schématisant, Jésus et le christianisme ont développé une morale avant tout anti-esclavagiste. A la morale chrétienne, Mahomet ajouta la dimension d'état, avec des lois protégeant l'organisation sociale. Bahá'u'lláh situe sa révélation à un point culminant d'un cycle: au stade final d'une série de révélations divines commençant avec Adam. Pour lui, la vérité religieuse n'est pas absolue, mais relative.

D'autres révélations viendront après la sienne accomplir les phases de l'évolution illimitée du genre humain. Sa mission particulière est la réalisation de l'unité organique de l'humanité. Douglas Martin compare le processus à celui du développement de l'homme. Bahá'u'lláh est l'envoyé de Dieu qui correspond à l'état actuel de l'humanité, engagée dans une croissance collective proche de la maturité. Il montre le chemin vers une vision de la religion commune à tous et la paix universelle.

Ce dernier but peut laisser sceptique. La phrase de Jésus, "Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté", ne paraît guère avoir été entendue, ni de son temps, ni du nôtre. Quant aux religions, si elles constituent, comme le disent les bahá'is, les étapes successives d'une évolution, il faut bien admettre qu'elles furent, à bien des reprises, la cause ou le prétexte de guerres abominables: chrétiens contre musulmans, catholiques contre protestants, chi'ites contre sunnites... etc. dont on voit encore des exemples actuellement. Et même une religion unique. exerçant à plein sa fonction étymologique - le mot ne vient-il pas du latin religare: relier suffirait-elle à éviter les conflits d'ambition, d'idéologie, de pouvoir, d'intérêt? La réponse bahá'ie ramène à l'exemple du développement de l'individu. Son accomplissement est fonction de l'éducation qu'il a reçue de ses parents, de ses professeurs, de ses amis, de la société. L'enseignement bahá'i par son ampleur, devrait peu à peu changer la totalité des mentalités humaines, d'autant qu'il se fonde sur un pacifisme militant.

Bahá'u'lláh écrivait déjà, à la fin du siècle dernier, s'adressant aux dirigeants des états: "Nous vous voyons accroître vos dépenses chaque année et en faire supporter la charge à vos sujets. Cela est manifestement injuste."
"Réconciliez-vous afin de conserver tout juste les armes nécessaires à la défense de vos territoires et de vos empires". En 1912 son fils, Abdu'l-Bahá. reprenait la même exhortation: "D'un accord général, tous les gouvernements doivent désarmer simultanément. I1 ne convient pas que l'un dépose les armes si les autres refusent de le faire. Les nations du monde doivent coopérer dans ce domaine primordial afin de pouvoir renoncer toutes ensembles à la méthode cruelle des massacres humains. Aussi longtemps qu'une nation augmentera son budget naval et militaire, les autres états, dans un intérêt réel ou supposé, seront forcément entraînés dans cette folle compétition".

Pour les bahá'is, actuellement, l'instauration d'une paix véritable passe d'abord par un désarmement général. Ce désarmement général programmé par une conférence internationale, devrait être multilatéral et simultané. Il importerait aussi qu'il soit inclus dans un plan plus vaste comprenant les abandons des souverainetés étatiques au profit d'institutions internationales exécutives et législatives qui auraient pour tâche de veiller au maintien de la paix et au développement harmonieux de la planète. Dans les créations successives de la Société des Nations puis de l'ONU, les croyants de la nouvelle foi virent les signes manifestes d'une avancée dans la bonne direction. Les succès remportés par l'ONU en 1988 dans l'apaisement de certains conflits, ou la politique de désarmement esquissée entre l'URSS et les Etats Unis les confirment dans leurs espérances.

Le pacifisme ne peut se concevoir sans son corollaire: la non violence. Elle s'inscrit dans les principes. Dans son Livre des Lois, Bahá'u'lláh interdit le port des armes sauf en cas de nécessité absolue. Par ailleurs, décrivant l'attitude qu'un bahá'i devrait avoir, il dit qu'il vaux mieux être tué que tuer. Face à l'agressivité du monde moderne, les bahá'is considèrent qu'ils doivent adopter une attitude non agressive. Ils expriment cependant une nuance entre l'individu et la société qui a le devoir de défendre un ordre social. Si l'individu doit pardonner les offenses, la société se doit de punir les criminels. De même, sur le plan international, il paraîtrait abusif de permettre aux grands états d'agresser les petits. Bahá'u'lláh affirmait: "Si dans le futur un état en attaque un autre, l 'ensemble des nations aura le devoir de constituer une force internationale pour repousser l'agresseur."

Il faut noter que la religion bahá'ie aborde nombre de domaines pas même effleurés par les autres religions, qui relèveraient plus du social que du religieux s'ils n'étaient l'émanation d'une spiritualité, l'expression, au regard des bahá'is, de la volonté même de Dieu, transmise par Bahá'u'lláh.

On ne peut nier que la plupart d'entre eux répondent à des préoccupations qui sont typiquement de notre temps. Ainsi, la conception d'un Dieu unique, révéré dans une religion unique par un genre humain unique, se prolonge sur le plan politique pris dans son sens le plus noble et le plus large. Elle amène à dépasser la notion d'état, ou de nation, pour privilégier l'essentiel sentiment d'appartenance à notre patrie la terre. Chaque bahá'i est un citoyen du monde. Il appelle de tous ses voeux et croit de toute son âme à l'avènement, dans un avenir pas obligatoirement très éloigné, d'une civilisation planétaire.

L'unité dans cette conception n'est pas synonyme d'uniformité. "L'humanité, dit Abdu'l-Bahá, est un jardin de fleurs qui serait bien triste si elles avaient la même formule, la même couleur et le même parfum." Il importe donc de ne pas éliminer les différences mais, au contraire. de parvenir à une meilleure connaissance et à un plus grand respect des valeurs intrinsèques de chaque culture, et, à une échelle plus réduite, de chaque individu. Une telle conception implique naturellement l'emploi d'une langue auxiliaire universelle. Les bahá'is ont suivi avec beaucoup d'intérêt la naissance et le développement de l'espéranto, quelles que soient ses lacunes. Ils voient aujourd'hui dans un certain regain d'intérêt pour cette langue auxiliaire (France-Inter lui a même consacré, pendant l'été 1988, une série d'émissions-leçons), un signe très encourageant. Mais en attendant la langue qui ramènerait les hommes à la communication d'avant la Tour de Babel et serait enseignée dans toutes les écoles du monde, dès la maternelle, à côté de la langue vernaculaire, il faut bien constater que dans leurs instances internationales, ils ne parlent pas l'espéranto mais l'anglais.

La perspective d'une civilisation universelle comporte logiquement des implications économiques, sociales, écologiques.

Les bahá'is n'ont pas à proprement parler, de doctrines économiques. Ils estiment que le fonctionnement de l'organisation économique est un reflet du corps social et pensent que la crise économique actuelle traduit la crise de société que nous vivons, la crise des valeurs qui affecte tous les individus. Sa solution ne dépend pas de l'application de recettes qu'il appartiendrait aux économistes de découvrir, mais passe par le spirituel. Cela implique que la crise des valeurs soit résolue et que la justice soit le fondement de la société.

Pas plus partisans du capitalisme que du socialisme ou du communisme, qu'ils jugent obsolètes, ils estiment impossible de prévoir ce que seront, dans cent ans, les méthodes de production et de gestion et supposent que sera découvert empiriquement un nouveau système qui s'installera progressivement, au fur à mesure que se mettront en place les éléments de la nouvelle civilisation mondiale. Ils préconisent cependant, toutes les économies nationales étant devenues interdépendantes, une approche globale.

Puisqu'aucun pays ne peut demeurer durablement prospère tant que subsiste, sur la planète, des îlots de pauvreté absolue et de sous-développement, la solution des problèmes économiques passe par un système mondial, une macro-économie étudiant l'origine des déséquilibres actuels et y portant remède par un marché unique doté d'une autorité centrale chargée de l'administrer. Des hommes politiques, notamment au Conseil de l'Europe, font actuellement le même constat, sans toujours aller aussi loin dans les solutions préconisées.

Dans le même ordre d'idée, les bahá'is attachent une importance extrême au développement de l'agriculture. "Dans un monde où les deux tiers de l'humanité souffrent de malnutrition, écrit l'un d'eux, le problème de la subsistance reste primordial, et il y a toute chance de penser qu'il le restera pour les deux ou trois siècles à venir. Le processus de développement de la plupart des pays du Tiers-monde a buté contre ce phénomène, pourtant très simple, que l'on ne peut pas développer l'industrie tant que les problèmes de l'agriculture ne sont pas résolus. Nous devons nous rappeler que la majorité de la population de cette planète vit dans un monde essentiellement rural, avec sa mentalité et ses principes qui évoluent lentement."

Enfin, et ils ne sont pas les seuls à militer en ce sens les bahá'is préconisent une mise en commun des richesses du sous-sol, considérées comme la propriété de toute l'humanité. Un organisme international devrait, selon eux, être constitué pour gérer ces richesses minérales ou énergétiques et les répartir avec justice entre tous les pays.

Ce système seul éviterait la grande injustice d'états rentiers jouissant de revenus dépassant leurs besoins du simple fait qu'ils sont propriétaires d'importantes ressources, alors que des pays dont le sous-sol ne recèle aucune richesse doivent s'endetter auprès de la communauté internationale pour faire face à leurs besoins d'investissement. Dans la ratification du récent traité international sur le droit de la mer, qui consacre le principe de "patrimoine commun de l'humanité" en déclarant propriété collective toutes les richesses qui gisent au fond des océans, les bahá'is voient le commencement de réalisation d'un projet défendu par leur foi depuis plus d'un siècle, de même que la mise en circulation de l'écu, la monnaie européenne, les conforte dans la certitude qu'il y aura un jour une unité monétaire supranationale, indépendante des politiques étatiques, du serpent monétaire et des montagnes russes du dollar, telle que l'a prophétisée Bahá'u'lláh.

Le souci d'une redistribution mondiale des richesses, s'il s'applique aux états entre eux, concerne aussi les économies nationales et les particuliers. Un écrit bahá'i (d'Abdu'l-Bahá) du début de ce siècle précise:
"L'ajustement des conditions humaines doit être tel que la pauvreté disparaisse. que chacun autant que possible suivant son rang et sa situation, reçoive sa part de confort et de bien-être. Nous voyons parmi nous d'un côté des hommes surchargés de richesses et de l'autre des malheureux qui meurent de faim... Cet état de choses est injuste et il faut y remédier... une bonne organisation s'avère nécessaire pour contrôler et améliorer cet état de choses. Il importe de limiter la richesse comme il est important de limiter la pauvreté", des lois spéciales doivent être instaurées pour régler ces excès de richesse et de misère... Les gouvernements des pays devraient se conformer à la Loi divine qui confère une justice égale à tous... Tant que ceci ne sera pas réalisé, la Loi de Dieu n 'aura pas été respectée."

Dans un domaine voisin de la mise en commun des ressources de la planète, il est un autre enseignement de Bahá'u'lláh qui prend, aujourd'hui, des allures prophétiques. Il écrivait:
"La civilisation, tant vantée par les représentants les plus qualifiés des arts et des sciences, apportera de grands maux à l'humanité si on lui laisse franchir les limites de la modération... La civilisation, dont découle tant de biens lorsqu'elle reste modérée deviendra, si elle est portée à l'excès, une source aussi abondante de mal... le jour approche ou elle dévorera de ses flammes toutes les cités du monde."

La protection de l'environnement préoccupe les bahá'is, en relation avec d'autres questions telles que l'instauration d'une civilisation postindustrielle, la priorité accordée à l'agriculture, la décentralisation de l'autorité au profit des communes, etc. Pour eux. il ne fait pas de doute que la préservation de ressources rares et non renouvelables aujourd'hui gaspillées ou le maintien d'un environnement non pollué, préservé de toutes les dépravations de la civilisation moderne, constitue l'un des problèmes majeurs du XXe siècle.

L'homme doit trouver un nouvel équilibre avec la nature, ce qui suppose un bouleversement de son mode de vie, et, finalement, l'établissement d'une nouvelle philosophie qui lui redonne sa place dans l'univers et le cosmos. Cette vision est d'autant plus argumentée que la foi bahá'ie - c'est encore là une de ses grandes originalités - ne s'est jamais fermée aux découvertes scientifiques.

Le christianisme, par exemple, fit longtemps mauvais ménage avec la connaissance, Galilée, parmi bien d'autres, en fit l'amère expérience. D'une manière générale, il y a souvent opposition de base entre la vérité scientifique et les enseignements religieux, ne serait-ce, pour donner un seul exemple, que sur la genèse de la terre et de ses habitants. Les récits qui en sont faits dans l'Ancien Testament doivent être, selon l'interprétation bahá'ie, considérés comme des allégories. Les six jours de la création du monde, ou la mise sur terre d'Adam et Eve sont des métaphores que ne contredisent pas l'hypothèse des physiciens sur le fameux big bang ou la certitude des biologistes sur le lent processus de développement de la vie animale, de la bactérie à l'homo sapiens. Il ne peut y avoir deux vérités, une religieuse et l'autre scientifique. Dans la mesure où l'intelligence de l'homme vient de Dieu, et où la science est le résultat de cette intelligence, la religion bahá'ie intègre les découvertes avérées et ne voit là nul dilemme.

Enfin, les principes de base de la foi bahá'ie insistent sur la nécessité de l'éducation, considérée comme une des clefs du développement économique et social. Mais là encore, la spiritualité domine la vision. L'éducation ne doit pas se contenter de transmettre un savoir mais se préoccuper autant des domaines moraux et spirituels que d'un enseignement scientifique, littéraire, historique, géographique, etc. "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme..." Rabelais, au XVIe siècle, le disait déjà. Les bahá'is en font une analyse concrète, soulignant au passage que le fait d'avoir accompli leurs études dans de grandes universités occidentales n'a jamais empêché des potentats de mener leur pays à la tragédie.

Il n'y a pas de raison. Jugent-ils, pour que des connaissances techniques modifient les couches profondes de la conscience d'un individu, développent ses qualités morales et transforment sa vision du monde. Ils insistent donc sur la nécessité d'une éducation mettant l'accent sur le développement du caractère de l'enfant et de l'adolescent, lui inculquant en premier lieu, sans exclure bien sur l'instruction, les valeurs de coopération, de concertation, de justice, d'amour et de compassion. Seule une telle éducation, restituant en particulier à la famille la place qui lui revient, peut, selon la conception bahá'ie, éliminer les maux individuels et sociaux dont souffre notre société, et libérer les énergies latentes qui, une fois canalisées. seront au service du développement économique et social. Dernier point spécifique au chapitre de l'éducation: la priorité accordée à celle des femmes. Nous y reviendrons plus tard.

Voilà remplis quelques-uns des blancs de notre carte. Curieux insatiables, nous posons encore trois questions à notre initiateur.

"Puisque la foi bahá'ie réprouve les tyrans, les sanguinaires, les hommes d'état corrompus qui demeurent si nombreux dans notre monde d'aujourd'hui, pourquoi ne les combat-elle pas plus explicitement?
- Les tyrans viennent et disparaissent. Le temps joue pour les principes bahá'is. Voyez les récents événements qui se sont produits ici et là... Pensez à tout ce qui semblait impossible il y a un siècle, comme le rôle des femmes dans la société, et s'est pourtant accompli."

Nous, qui ne sommes pas bahá'is, nous objectons que ces fins de parties sont parfois bien longues, et que trop d'hommes souffrent et meurent en attendant la disparition des despotes.
"Il faut, nous répond Douglas Martin, faire un travail de fond afin de supprimer les racines du mal et laisser la volonté de Dieu faire son oeuvre."

Il ne nous convainc pas tout à fait.
"Puisque vous avez la certitude de détenir les réponses à la plupart des grandes questions de notre temps, pourquoi ne vous efforcez-vous pas de donner une plus grande audience à votre religion?
- Chaque chose vient en son temps. Tout homme droit est bahá'i sans le savoir "

Nous finissons par une question plus matérialiste:
"Ces bâtiments magnifiques, ces jardins délicieux, avec quel argent ont-ils été réalisés? D'où viennent les fonds des bahá'is? Vous n'ignorez pas que certains les attribuent à des générosités occultes, celle de la C.I.A par exemple? "

Il rit.
"Les fonds bahá'is proviennent uniquement des bahá'is eux-mêmes, qui donnent chacun selon leurs moyens, sans qu'aucun barème soit fixé. Notre religion nous interdit de recevoir de l'argent des gens qui ne sont pas de notre foi. Les bahá'is ne pratiquent aucune quête ni privée, ni publique. Et nous ne dépensons pas plus que nous possédons."

Le soleil brille toujours, les jardins sont toujours aussi beaux, la Méditerranée aussi miroitante au pied du Mont Carmel. Sandra Todd nous emmène déjeuner.

Nous retraversons les jardins. Nous arrivons au bâtiment principal. Portes vitrées dont l'ouverture est commandée de l'intérieur par une aimable hôtesse. Immense vestibule au sol de marbre, meublé de fauteuils et de banquettes, orné de plantes vertes. Vastes et claires salles à manger au mobilier moderne, sympathique et fonctionnel. De nouveau l'impression d'être à l'ONU ou à l'UNESCO. Toutes les couleurs de peaux et de cheveux, du sombre au clair. Des langues différentes, où l'anglais pourtant domine. Debout près d'une table. une jeune femme noire en boubou éclatant, portant son bébé sur son dos, est si belle, si rayonnante que nos regards ne peuvent s'empêcher de s'attarder sur elle jusqu'à frôler l'indiscrétion. Chacun prend un plateau et va se servir dans une grande cuisine à l'impeccable propreté où sont disposés tous les plats, chauds ou froids. Nourriture saine...et sobre, accompagnée d'eau, de grenadine. de thé ou de café. Ni vin ni bière: la consommation d'alcool, sauf en cas de médication, est le seul interdit alimentaire de la religion.

Ces salles à manger constituent pour nous un intéressant observatoire. Plus de cent personnes y déjeunent simultanément. A toutes les tables, les visages sont souriants, les conversations animées. Et pourtant le volume sonore demeure très bas. Nous remarquons l'attention que chacun porte à son apparence. En costume cravate, ou en jean et bras de chemise, les hommes sont impeccables. Nous ne voyons aucune femme en pantalon, bien qu'il ne fasse l'objet d'aucune règle. Plusieurs d'entre elles nous expliqueront plus tard qu'elles le réservent aux travaux où il est commode, ou aux heures de sport. Toutes sont vêtues avec soin, beaucoup témoignent d'une élégance certaine; discrètement maquillées, les ongles vernis, et portent des bijoux. Cette netteté générale n'est pas le fruit du hasard, mais l'application de ce que l'on pourrait appeler une recommandation d'hygiène de vie de leur religion.

La propreté, le soin de l'apparence sont à la fois un hommage à Dieu et une courtoisie envers autrui. A toutes les tables, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, gens de toutes les nationalités se côtoient. Pas de hiérarchie non plus. Les membres exerçant les fonctions les plus importantes de la communauté déjeunent au coude à coude avec les jardiniers, les jeunes gens du service de sécurité ou les responsables de l'entretien, et agissent comme tout le monde: ils vont remplir leur plateau à la cuisine et le débarrassent eux-mêmes après le repas. On sent qu'ils sont entourés de respect, mais sans trace de crainte ni d'obséquiosité. Nous-mêmes, nouveaux convives en cette salle où tout le monde se connaît, ne faisons l'objet d'aucune curiosité gênante. Nos commensaux s'adressent à nous comme à des amis, nous présentent à leurs voisins. Tous nous disent qu'ils sont à notre disposition pour nous aider, ou répondre à nos questions.

Nous précisons à Sandra Todd que le principe dont nous avons convenu avant d'entreprendre cette enquête est effectivement de pouvoir interviewer qui nous voulons, librement, hors de tout contrôle. Elle s'amuse de cette mise au point: "Chaque bahá'i nous assure-t-elle est libre de ses propos, de ses opinions, et la censure n'a pas cours au Mont Carmel."

Après le repas, les fumeurs impénitents vont se livrer à leur manie à l'extérieur, au fond... du parking, où sont disposés quelques sièges, une table et des cendriers. Le tabac n'est pas prohibé mais le siège de la Maison de Justice et ses annexes principales étant considérés comme des lieux saints, il serait malséant d'y tirer ses bouffées et d'y abandonner ses mégots. Fume-t-on dans une église, une mosquée, un temple ou une synagogue? Nous rejoignons les amateurs de nicotine, dont nous sommes, dans leur refuge. Il y règne une sorte de petite complicité souriante. Dieu est grand, mais nobody is perfect!

Puis nous entamons la visite guidée des lieux sous la conduite de Suzanne M., une femme belge calme et courtoise. Parler français nous semble tout à coup bien reposant. Un crochet par les lavabos nous les montre rutilants et équipés chacun d'un pèse-personne. Décidément les bahá'is ne jouent pas les ascètes!

L'intérieur du siège de la Maison de Justice ne dément pas l'extérieur aux allures de temple grec: tout y est marbre et belles boiseries, luxe et calme, fonctionnelle modernité. De larges vestibules, de vastes espaces très clairs. Salle de réception, salle de banquet. Au sol, des tapis chinois de très grand prix. Des meubles, des vases, des lustres de provenances hétéroclites mais tous de valeur et, pour tout dire, un peu trop riches à notre goût. Nous l'avouons franchement à notre accompagnatrice. Elle nous rétorque que ces aménagements résultent uniquement de dons faits par des membres fortunés de la communauté bahá'ie et que ce luxe correspond au nécessaire besoin de prestige d'une grande religion. Ce point nous tracasse, et nous y reviendrons plus tard. Suzanne M. baisse un peu la voix en passant devant une grande porte de bois, précédée d'un petit palier à balustrade ouvragée: la salle de réunion des membres du Conseil. C'est le lieu où se tiennent des débats dont rien ne transparaît que le résultat final: l'exposé de décisions prises à la majorité.

Comme dans un corps humain, au dessus du coeur de la Maison de Justice, il y a son cerveau: les bureaux. Un équipement de pointe, ordinateurs avec terminaux, télécopie, etc. Gestion, finances, communication, intendance, traductions ...Tout un département est consacré à la recherche sur les Ecrits, Bahá'u'lláh a laissé 14 000 tablettes de sa main, et ses successeurs directs plus de 40 000. Il en arrive encore aujourd'hui. Sur fac-similés, pour ne pas abîmer les originaux, conservés par ailleurs, on les répertorie, on les classe par thème, on les étudie, on rectifie d'éventuelles erreurs de traduction particulièrement du persan en anglais pour tout ce qui a déjà été publié. Un énorme travail qui se faisait auparavant à l'aide de cartes et de dossiers, et se réalise désormais par ordinateur. Cette compilation minutieuse est fort loin de n'être qu'un travail d'archives et de conservation.

Elle alimente constamment la réflexion des bahá'is, et, sur plus de 400 thèmes répertoriés (pour le moment) fournit des références et des réponses si l'on peut dire de première main, puisque émanant du prophète lui-même, aux questions d'éthique que peuvent se poser les membres du Conseil, ou que leurs coreligionnaires soumettent à ces derniers, par le truchement des Assemblées régionales ou nationales. Une remarque que fait au passage Faizi Misbah, responsable de ce service de recherche, mérite d'être soulignée: "Les enseignements de la religion juive datent de plus de trois mille ans, ceux du Christ de près de vingt siècles, et ceux de Mahomet de treize. Ils ont été interprétés par les docteurs es-religion et inévitablement déformés, de bonne ou de mauvaise foi, dans le fleuve du temps. Religion jeune, la foi bahá'ie permet un contact direct avec ses textes fondateurs authentiques. Pour le futur, les moyens actuels de conservation des écrits mettent ceux-ci à l'abri des altérations qu'entraîne presque obligatoirement la transmission indirecte."

Il nous reste encore à visiter la bibliothèque avec ses 30.000 titres en 608 langues, dont beaucoup concernent l'histoire des religions, et son service d'analyse de la presse qui, entre autres tâches, collationne tous les articles publiés sur la foi bahá'ie, qu'ils soient laudatifs, neutres, agressifs ou calomnieux, ce qui arrive parfois.

D'une terrasse, nous admirons le parc et le paysage. Des murs de soutènement, en béton, consolident la pente du Mont Carmel et disparaissent presque sous les arbres et les fleurs. "Les bahá'is ont fait tout cela peu à peu, depuis l'acquisition du terrain, dans les années 20, avec beaucoup de travail et de persévérance, au fur et à mesure des possibilités financières, nous explique Suzanne M. Regardez, nous avons reboisé une partie du Mont, qui était bien pelé." Pourquoi? Parce que l'entretien de la nature, la création de jardins, sont un hommage de beauté fait à Dieu dont leur prophète, qui avait l'amour des fleurs, leur a donné l'exemple. En contrebas s'élève un second petit bâtiment blanc, avec la même architecture de style temple antique que la construction principale: il contient les reliques de Bahá'u'lláh, et les tablettes originales écrites de sa main. Un conservateur particulier en a la charge. Il nous reste encore à descendre à travers les jardins, à traverser une petite rue qui dévale en sinuant, pour découvrir, dans un autre parc, sous la coupole dorée qui nous servit de phare, le Mausolée du Báb, la Porte, celui qui précéda et annonça le prophète.

Marbre et tapis. On entre pieds nus dans la vaste salle qui abrite le tombeau. Les bahá'is y prient en silence, mais tous les visiteurs sont admis pourvu qu'ils aient une tenue correcte et le verbe discret. De jeunes femmes les guident et leur donnent les explications indispensables. En sortant. nous croisons un groupe de jeunes écoliers israéliens, cahiers sous le bras, qui semblent surtout intéressés par l'architecture et les jardins. Nous apprendrons ultérieurement que si le gouvernement israélien accepte volontiers la présence bahá'ie sur son territoire, il n'y a, en échange, aucun prosélytisme auprès de ses ressortissants. Il n'existe pas d'Israéliens bahá'is en Israël. Nous en rencontrerons plus tard, ailleurs. Cela n'empêche pas le Mausolée du Báb d'être un des sites touristiques d'Haïfa, recommandé dans le plan de la ville au même titre que la grotte d'Elie, le Monastère des Carmélites ou le Mémorial de la Guerre israélienne d'Indépendance. On n'y perçoit aucun droit d'entrée. Aucune sébile n'attend l'obole des visiteurs. Les guides n'y sont pas de ceux auxquels on glisse un pourboire. On n'y vend pas le moindre souvenir, pas même de cartes postales du lieu que l'on trouve, en revanche, dans les boutiques d'Haïfa. Pas plus là qu'au siège de la Maison de Justice nous n'avons vu, à l'exception de quelques photographies d'Abdu'l-Bahá ou d'extraits calligraphiés de ses écrits, d'images ni d'objets de culte. La foi bahá'ie n'en comporte pas.

A ce stade de notre enquête, ayant vu les lieux, assimilé les rudiments de cette religion que nous explorons, il nous apparaît évident qu'il y a une exacte correspondance entre les uns et l'autre. Cette harmonie des sites et des architectures exprime avec justesse, de la même manière d'ailleurs. à nos yeux, que bien des mosquées du monde musulman ou, en plus austère, des églises ou des cloîtres romans bâtis par les chrétiens, une foi assurée, sereine et structurée. L'étonnant au Mont Carmel reste que l'on ait pu y faire harmonieusement cohabiter l'espace sacré de lieux saints et l'espace profane de lieux de travail. Ce serait paradoxal si, dans la foi bahá'ie, tout n'était indissolublement lié, et si le spirituel, en filigrane, ne sous-tendait constamment le temporel.

Une telle constatation est loin de clore la première étape de notre voyage sur la planète bahá'ie. Il nous reste encore à rencontrer les hommes et les femmes qui vivent et font vivre cette religion neuve. Ils sont plus de quatre cents à Haifa, dont une moitié travaille au siège de la Maison de Justice et l'autre dans ses annexes éparpillées à proximité dans la ville, d'une trentaine de nationalités différentes: Américains, Australiens, Canadiens, Suédois, Belges, Français, Suisses, Camerounais, Costaricains, Iraniens, Antillais, etc... Quatre cents qui considèrent comme une grâce imposant en retour un don profond de soi, de son énergie, de ses capacités, le fait de séjourner là temporairement ou à demeure et d'y travailler, alors que la plupart de leurs coreligionnaires n'y viennent qu'en pèlerinage.

Chacun exerce une fonction précise et dans cette ruche affairée, au bourdonnement assourdi, on doit bien compter autant de professions que de nationalités. Des secrétaires et des jardiniers, des traducteurs et des cuisiniers, des bibliothécaires et des préposés à l'entretien, des gestionnaires et des p1ombiers, des documentalistes, des informaticiens, des architectes, des responsables de la sécurité, etc... Parmi eux cent cinquante jeunes, logés, nourris, et défrayés. La plupart sont affectés à l'entretien des jardins ou des locaux, au service de sécurité, etc. Ceux qui séjournent à Haïfa pour une durée inférieure à dix huit mois s'efforcent de payer leur voyage s'ils le peuvent même lorsqu'ils viennent de très loin. Il y a plus de candidats que de postes à pourvoir et la sélection se fait en grande partie en fonction des besoins ponctuels du centre.

Leurs aînés, occupant des fonctions fixes de plus longue durée, déterminée ou non, perçoivent un salaire minimum identique pour tous. Un membre du Conseil ne gagne pas plus qu'une secrétaire. Personne n'habite le Centre. Seuls y demeurent, la nuit, à tour de rôle, les responsables de la sécurité. Tout le monde est logé en ville, selon ses besoins personnels, dans des appartements ou des maisons individuelles, et y mène une vie normale. Sauf exception, les moins de trente cinq ans, célibataires, accomplissant un volontariat temporaire, partagent à quatre un habitat qui n'est jamais mixte.

Les couples ont leur existence de couple, les familles leur train de famille. Certains, prévoyants, sont arrivés pourvus d'un pécule destiné à mettre un peu de confort dans leur quotidien: une voiture, la télévision, un magnétoscope, une chaîne HIFI, etc... D'autres. plus ascètes, se satisfont du minimum. La communauté prend en charge quelques besoins particuliers, comme, par exemple, le financement des études d'un adolescent dans une université lointaine, lorsque les moyens personnels de ses parents ne leur permettent pas d'y faire face.

En principe, la journée de travail. commencée à 8 h, s'arrête vers 17 ou 18 h, mais nous avons vu de nombreux bahá'is la poursuivre bien au-delà, pour cause de surcharge de travail. A l'exception des jeunes gens du service de sécurité. Qui prennent leur repos par roulement, tous disposent d'un week-end allant du vendredi midi au dimanche, et de Quinze jours de vacances annuelles au bout d'une année au moins de présence, dont chacun fait ce qu'il veut. Le Centre n'a rien d'un couvent, ses résidents ne sont ni des moines, ni des nonnes, et d'ailleurs les enseignements de leur prophète réprouvent la vie monastique. Les jeunes, par exemple, s'ils approfondissent leur foi en étudiant les textes fondateurs et apprennent des langues (l'anglais, l'espéranto, etc.) se distraient aussi. Ils font, s'ils le souhaitent, du sport, de la musique, du théâtre, et même dansent dans des "boum", comme nous l'a dit textuellement en riant, une jeune fille. Des sentiments parfois se nouent. Certains, venus célibataires, repartent mariés.

Pourquoi tous sont-ils là, venus par tant de chemins différents, ils nous les conteront un à un, travaillant si fort, avec un tel enthousiasme. Quelle Que soit leur tâche, l'entretien des jardins ou la gestion des finances? Tous ont la même réponse: adorer et servir Dieu en servant leur foi, agir pour l'humanité entière, en contribuant à ses progrès matériels et spirituels, spirituels surtout, s'améliorer eux-mêmes, être des porteurs de lumière et d'espoir dans les temps obscurs que nous vivons, avancer et aider les autres à avancer vers les temps promis par Bahá'u'lláh: civilisation mondiale et paix universelle, même s'ils les savent encore lointains. Ont-ils des projets pour le futur? Très peu envisagent de demeurer définitivement à Haïfa, pour travailler au Centre.

Certains parmi les jeunes volontaires, prévoient tout simplement de regagner leur pays d'origine, de retrouver leur métier ou de reprendre leurs études, et d'être juste des croyants parmi les autres, vivant leur foi et en témoignant par une vie aussi exemplaire et solidaire que possible. La plupart et pas seulement des jeunes, désirent aller servir ailleurs en n'importe quel point du globe, fonder des communautés bahá'ies là où il n'y en a pas, renforcer celles qui ont besoin de l'être, participer à des projets de développement dans les régions les plus déshéritées, ou parmi des groupes sociaux défavorisés. "Missionnaires, en somme", "Non, pionniers", répondent ils.

Notre objectif n'est ni de prêcher, ni de convertir a tout prix. Un bahá'i répond aux questions qui lui sont posées mais s'abstient de tout prosélytisme inopportun. Sur le plan spirituel, c'est notre exemple surtout qui doit porter témoignage de notre foi, semer peut être un grain qui lèvera. Pour le reste, il nous importe d'être utiles, d'apporter notre contribution à la lutte contre les maux dont souffre l'humanité, la pauvreté, la maladie, la sous alimentation, l'analphabétisme, la délinquance, ou la détérioration de l'environnement. Ce que fait un bahá'i, il ne le fait pas pour ses seuls coreligionnaires, mais pour tout le monde.

Nous nous sommes demandé si ce faisant, i1 agissait aussi comme les chrétiens pour son salut. C'est qu'il nous manquait encore la réponse spécifiquement bahaie aux grandes questions métaphysiques: la relation avec Dieu, le péché, sa sanction, le sens de la vie et celui de la mort.

Dieu, dit l'enseignement bahá'i, est par essence créateur, et l'on ne peut concevoir de créateur sans créatures. En revanche, la créature ne peut concevoir son créateur: le lien qui les unit est l'amour qu'il leur porte, et la manière dont il entre en relation avec elles à travers ses "manifestations" successives, autrement dit ses prophètes. Le but de la vie humaine est de connaître et d'aimer Dieu. L'homme ne peut que saisir les attributs divins: bonté, générosité, amour, puissance, justice. Mais ces attributs sont aussi ceux de l'homme parfait, vers lequel chaque individu doit tendre.

La prédestination ne pèse pas sur le déroulement d'une vie humaine. En revanche, le libre arbitre n'est pas non plus total. Il y a interpénétration des deux. Dieu sait à l'avance toute chose, mais sa prescience ne détermine pas les actions humaines. Il sait qu'elles se produiront. Il n'en est pas la cause. Bahá'u'lláh établit une distinction entre ce qu'il appelle les décrets irrévocables, les conditions, le lieu, le milieu de naissance, le potentiel physique, intellectuel ou spirituel reçu au départ, et les décrets en suspens. "Aux premiers, qui sont définitifs, écrit-il, tous doivent se soumettre sans réserve. Non que Dieu n 'ait le pouvoir de les changer. Mais le mal qui résulterait de ce changement serait pire que l'accomplissement du décret primitif." En revanche, la conduite de l'individu peut détourner les "décrets en suspens". Dans la vie pratique, un bahá'i doit toujours, dans ses décisions, se comporter comme si les événements ne dépendaient que de son libre arbitre. Si les événements ne se conforment pas à son attente, l'attitude juste est de faire de nouveaux efforts, de prier, et seulement alors, si l'obstacle demeure, d'accepter avec joie l'inévitable.

Dieu ne peut avoir créé le diable: le mal n'existe donc pas en tant que puissance positive, il n'est que l'absence du bien, comme la nuit est l'absence de la lumière. Plus on approche du bien, plus on réduit le mal. Quant aux causes de souffrances fortuites des hommes, comme la maladie, l'animal dangereux, la plante vénéneuse, elles sont dues a la rencontre d'éléments qui ne sont pas en harmonie avec l'homme. Il s'agit là d'un mal "relatif". Il n'y a ni péché, ni Rédemption, ni purgatoire ni enfer, ni paradis au sens de châtiment ou de récompense. L'enfer est l'éloignement, le paradis la proximité de Dieu.

Et la mort dans tout cela. qui est bien, après tout, une des grandes affaires de la vie avec sa forme de point final ou de point de suspension? Bahá'u'lláh écrit: "Ton paradis c'est mon amour. Ta demeure céleste c'est d'être uni à moi. Rejoins-la sans tarder." La vie terrestre est comparée au développement du foetus dans l'utérus maternel. Il se prépare à naître au monde, et si quelque facteur physique lui fait défaut, il sera handicapé. Ainsi en est-il de l'âme. Le jour où elle se sépare de son enveloppe charnelle, vouée à l'anéantissement sans réincarnation ni résurrection, elle doit être prête à entamer un nouveau voyage à travers les mondes spirituels, les mondes de Dieu "infinis dans leur nombre autant que dans leurs étendues" et connaîtra une nouvelle évolution, qui prendra un temps inversement proportionnel aux qualités spirituelles acquises durant le séjour terrestre, et l'approchera de plus en plus de Dieu. Parmi quelques autres, deux textes du fondateur le précisent.

"I1 est clair et évident qu'après la mort physique tous les hommes prendront conscience de la valeur de leurs actes et comprendront pleinement ce que leurs mains ont forgé. Je le jure par l'étoile du matin qui brille à l'horizon de la puissance divine. Au moment où ils quitteront cette vie, les fidèles du seul vrai Dieu éprouveront une joie et une allégresse impossibles à décrire, tandis que ceux qui auront vécu dans l'erreur seront remplis d'une consternation sans égale.(...) Sache en vérité que l'âme, après qu'elle a été séparée du corps, continue de progresser dans un état et dans des conditions que ne sauraient changer ni la révolution des âges et des siècles, ni les hasards et vicissitudes de ce monde, jusqu'à ce qu'elle ait accédé à la présence de Dieu(....) Si l'homme savait ce qui est réservé à son âme dans les mondes de Dieu, Seigneur des cieux et de la terre, il se consumerait d 'atteindre un si sublime, si resplendissant état... Le monde de l'au-delà est aussi différent du monde terrestre que celui-ci diffère du monde de l'enfant dans le sein de sa mère. Et quand l'âme sera en la présence divine, elle prendra la forme la plus convenable à son immortalité, la plus digne de son habitation céleste."

Il nous reste encore un lieu de pèlerinage à visiter en Terre sainte, pour boucler la boucle de nos premières découvertes et de nos premières questions. Sandra Todd et Mark, son mari, un Texan chaleureux et gai, pour ne pas dire espiègle nous emmènent de l'autre côté du golfe, à Saint-Jean-d'Acre, Acco comme on le nomme en Israël, sur les lieux ou fut emprisonné, vécut et mourut Bahá'u'lláh.

Un peu touristes quand même, nous nous réjouissons du spectacle de cette ville, tellement arabe dans ses quartiers qui ourlent la mer, tout le long des remparts, avec ses petites maisons blanches à terrasse, un peu délabrées, ses portes et ses fenêtres peintes de bleus, de roses. de verts délavés, son grouillement de souk bon enfant, ses petits commerces.

Puis, tout à coup, c'est la masse austère et splendide de la forteresse construite par les croisés qui, de toutes ses pierres blondes, défie orgueilleusement le temps. A l'extérieur, les ruelles pavées, pittoresques, les passages voûtés, l'ancien caravansérail, la beauté d'une architecture médiévale parfaite. A l'intérieur, comme un poids glacé qui tombe sur les épaules, la réalité de ce qui fut, des siècles durant, une terrible prison, avec ses cellules à barreaux, ses maigres ouvertures, son froid humide, ces puanteurs que l'on imagine d'un lieu où rien pour l'hygiène n'avait été prévu. Des combattants pour l'indépendance Israël ont souffert ici, beaucoup avant d'être pendus. Leurs noms s'inscrivent sur un panneau. Tout au bout d'un corridor sinistre est la cellule où Bahá'u'lláh vécut sa longue réclusion- On y entre pieds déchaussés, c'est un lieu vénérable. On regarde les murs rêches. On contemple, par la minuscule fenêtre, entre les barreaux, le maigre coin de mer et de ciel bleus que le prisonnier- dut avoir pendant si longtemps pour seul spectacle, avec quelques vols d'oiseaux, et le visage de ses geôliers. Et l'on se tait ou l'on prie, selon que l'on est mécréant ou croyant.

Un peu plus loin est la première maison, repeinte. bien conservée, où il poursuivit sa vie à Saint-Jean-d'Acre, en liberté surveillée, puis, en retrait de la ville, la grande demeure où il acheva son existence et fut enterré. Là encore les jardins sont merveilleux, coupés d'oliveraies où des femmes et des hommes, arabes sans doute, font la récolte. Les parterres sont parfaitement entretenus, semés de statues d'oiseaux, parce que Bahá'u'lláh les aimait. Nous arrivons à son tombeau. Un mausolée d'une extrême simplicité, éclairé par une vaste verrière, avec des cascades de plantes vives qui en descendent, une profusion de fleurs fraîches. La dalle funéraire est en retrait, dans une niche. Et c'est sur un visage d'homme qui s'agenouille pour en baiser le rebord, avec une telle expression de foi sereine et de respect que nous en sommes émus, qu'il nous semble déchiffrer une évidence: cet homme est un jardinier de Dieu.


CHAPITRE II - CELUI QUI DEVAIT VENIR


Une religion est semblable à un arbre. On en voit d'abord la masse indistincte, avec les feuilles qui s'agitent un peu au vent, puis on distingue les rameaux, le tronc. Alors vient l'envie de savoir comment sont les racines, de quel sol elles se nourrissent, si elles s'enfoncent profond, si leurs ramifications s'étendent loin, si elles suffiront à retenir l'arbre dans les plus fortes tourmentes ou si la moindre tornade suffira à l'abattre. Ainsi étions-nous devant la foi bahá'ie. Nous avions vu de loin ses contours, nous avions approché de près son tronc. il était temps de se plonger dans son histoire.

L'étude des grandes religions montre qu'elles ne naissent jamais n'importe où, ni n'importe quand. Tout se passe comme si certains espaces de la terre étaient plus propices que d'autres à l'éclosion de la spiritualité. Lorsque l'on visite ces lieux sacrés, où qu'ils soient, sur les bords du Nil, du Gange, tout au long du Bassin Méditerranéen ou en Asie mineure, on y trouve une qualité particulière de lumière. Qui a pu voir, à Jérusalem, le jour se lever sur la ville ou la lune éclairer le Mont des Oliviers sans se demander si c'est leur aura mystique qui les fait regarder différemment ou si, au contraire, les événements dont est tissée leur mémoire ne pouvaient se dérouler que là. dans ce paysage là, dans cette lumière là?

Il semble aussi que des périodes de crise sociale, de sclérose d'une religion déjà vieillie, de chute des valeurs spirituelles, de misère, de désordres semblables à des hivers de la vie des peuples les font aspirer au renouveau. Alors l'inconscient collectif est prêt à entendre un nouveau message. Qu'il se manifeste, il sera entendu. S'il est de nature à combler les aspirations latentes, une foi peut en naître, et s'installer durablement.

Dans le cas de la naissance du baháisme, ces deux conditions sont remplies. Il prend en effet sa source dans un pays inspiré, riche d'une très ancienne tradition spirituelle, au moment où il traverse une époque troublée.

Nous sommes en Iran, au début du XIXe siècle. Iran est le nom exact: ainsi ses habitants nomment leur pays. depuis toujours. Ce sont les français qui l'ont baptisé Perse, parce que la Perside (Färs ou pärs) est la province du Sud-Ouest par laquelle les Grecs abordèrent le pays. Les glorieux souvenirs de Cyrus et de Darius, qui régnèrent cinq siècles avant notre ère, sont bien loin. Depuis la conquête grecque, menée successivement par Philippe et Alexandre de Macédoine, aux IVe. et IIIe S, avant J.C., l'empire n'a cessé de s'effriter, les envahisseurs de déferler, les provinces de faire sécession et les dynasties de se succéder à la tête du pays. Après les Grecs vinrent les Romains, puis, dès le VIIe siècle, les Arabes. Vers l'an mille ce furent les Turcs, deux cents ans plus tard les Mongols, puis les hordes de Tamerlan, puis les Turkmènes. Pendant ce temps régnaient tour à tour les Séleucides, successeurs d'Alexandre, les Parthes arsacides, les Sassanides, les Ommeyades (arabes), les Séfévides d'origine probablement kurde, les Qadjars (Turkmènes) qui détinrent le pouvoir de 1786 à 1925 puis se le firent ravir par les Pahlavis.

Au moment où commence de pousser l'arbre bahá'i, donc, un Qadjar règne sur un pays exsangue, théâtre de la rivalité anglo-russe. Les Russes souhaitent, à travers l'Iran, atteindre le Golfe Persique et l'Océan indien en tournant l'Empire Ottoman. Ils revendiquent en outre la possession de la Géorgie, du Daghestan, des districts arméniens d'Erevan et de Nakhitchevan, qu'ils vont rapidement obtenir. Les Anglais, de leur côté, sont soucieux de protéger la route des Indes et de contrer la réalisation des visées tsaristes. Avec la découverte de l'importance du pétrole, la rivalité ne fera que s'amplifier, et les rivaux obtiendront d'invraisemblables concessions qui mettront entre leurs mains pratiquement toutes les ressources de l'Iran.

Les caisses sont vides. Le souverain est un despote qui se soucie peu de ses sujets. Il abandonne le gouvernement aux mains de chefs religieux. Malgré leur formalisme, leur intolérance à tout ce qui n'est pas stricte orthodoxie musulmane, ceux-ci sont vénaux, cruels, immoraux. L'état et la justice sont corrompus. L'éducation négligée. Meurtres et pillages sont monnaie courante et rendent les voies de communication peu fiables. L'Iran court à grand pas vers l'anarchie. La vie spirituelle n'est pas en meilleur état que la vie sociale, en dépit d'un passé d'une densité si exceptionnelle. Que certains érudits de l'histoire des religions ont même utilisé le terme de "continuité iranienne".

Au début des temps historiques, vers 2 000 ans avant Jésus-Christ, lorsque l'Iran actuel est encore dépendant de la civilisation assyro-babylonienne, on y célèbre des cultes païens aux longues listes de divinités humaines ou animales. Mais va bientôt apparaître, au temps de Cyrus et de Darius, une religion beaucoup plus originale: le culte du Dieu indo-iranien Mithra. Son nom, Mitra en védique, signifie à la fois "ami" et "contrat". C'est à ce titre qu'on l'invoque dans les traités, mais aussi en considération de sa souveraineté céleste. Il représente l'aspect juridique de la fonction royale, mais il est surtout Dieu de lumière, bienveillant. proche de l'homme, veillant sur la justice et les justes, sur le respect des alliances et des serments qui les consacrent. Il s'oppose à Varuna, autre dieu de la souveraineté, qui, lui, incarne l'obscurité, le mal. Mithra est lié à l'image du taureau, et à son sacrifice. Sous le règne de Xerxés, fils de Darius, son culte devient religion officielle. Ses adeptes prennent en commun des repas de pain et d'eau, peut-être de vin, en prononçant des formules rituelles. Le septième jour de la semaine, notre dimanche, est plus particulièrement sanctifié, tout comme le septième mois de l'année. Les solstices et les équinoxes sont l'objet de célébrations solennelles, tout comme le 25 décembre où l'on célèbre à la fois l'anniversaire du soleil et du Dieu.

De l'Iran, par le biais des envahisseurs macédoniens, le culte mithraïque gagnera la Grèce, puis Rome, où il sera presque religion officielle, et il ne sombrera dans l'oubli qu'après l'an 400, battu en brèche par le christianisme.

En Iran, entre temps, une autre religion dominante a pris sa place, le zoroastrisme, ainsi nommé du nom de son prophète, Zoroastre, ou Zarathustra, et parfois encore appelée mazdéisme, tenant cette fois son nom de celui de son Dieu suprême, Ahura Mazdäh: le "Seigneur Sage." Zoroastre vécut probablement vers l'an 600 avant J.C., dans une province de l'Iran. Il semble qu'il ait été le prêtre d'une petite communauté qui se consacrait à l'élevage des boeufs. Réformant l'ancienne religion indo-iranienne, il transforma le polythéisme en un relatif monothéisme. Selon ses enseignements, Ahura Mazdäh est le Dieu suprême, créateur de l'ordre cosmique et moral, vers lequel montent la prière et l'adoration. Il règne sur plusieurs catégories divines, les Immortels Bénéfiques, la Bonne Pensée, la Meilleure Rectitude, l'Empire Désirable. la Bénéfique Pensée Parfaite, l'Intégrité et la Non Mort et des divinités plus mineures: Discipline, Fortune, Récompense, etc. Il compte un adversaire spécifique: Angra Mainyu, le Mauvais Esprit, qui sera plus tard nommé Ahriman. Nombre de chercheurs considèrent que ce nouveau panthéon attribue à Ahura Mazdäh les valeurs positives de Mithra, et à Ahriman le mal, auparavant symbolisé par Mainyu.

La religion prêchée par Zoroastre distingue le corps et l'âme, promet le paradis à l'âme élue et l'enfer à l'âme damnée, annonce la résurrection. Elle condamne les pratiques orgiastiques, les sacrifices sanguinaires, sauvages, les mauvais souverains, les déprédateurs. Elle a une morale, une spiritualité, une vision transcendante. Elle annonce que des sauveurs viendront périodiquement, au long de l'histoire, relayer l'enseignement de Zoroastre, et qu'à la fin des temps, Ahura Mazdäh triomphera de l'esprit du mal. Tout un rituel est attaché à cette religion; avec ses temples, ses prêtres, ses prières, ses écoles, ses cérémonies dont un très important culte du feu, Zoroastre à laissé des textes écrits, les Gätha, dans une langue proche du védique, qui sont surtout des hymnes, au sens parfois assez obscur pour que leurs interprétations ultérieures divergent. Il fut combattu, persécuté. Pourtant, le zoroastrisme devint à son tour religion officielle de l'Iran. Il le resta jusqu'à la conquête musulmane, qui ne le fit pas disparaître, et conserve un nombre important de fidèles, jusqu'à notre époque, non seulement en Iran mais en Inde, chez les Parsis.

Au XVIe siècle, l'islam chiite prit sa relève, après une terrible période de persécutions religieuses perpétrées par Tamerlan et ses hordes. Le chiisme est, avec le sunnisme, l'une des deux branches principales de la religion musulmane. Tandis que les sunnites se définissent comme les gardiens de la tradition, les chiites, qui se réclament d'Ali, cousin et gendre de Mahomet, sont moins attachés à la lettre du Coran, et beaucoup plus soucieux du sens ésotérique de la révélation coranique. A la différence du sunnisme, qui n'accorde à l'Imam (le guide ou chef de la communauté) qu'une fonction laïque, sociale et temporelle, le chiisme en professe une conception métaphysique, investissant sa personne d'une fonction sacrale et cosmique. Un grand spécialiste des religions orientales, Henry Corbin, souligne les points de convergence entre zoroastrisme et chiisme, notamment la croyance en un dieu unique, à la dualité entre le bien et le mal, à l'arrivée d'un ultime sauveur cosmique opérant la transfiguration du monde. Il estime qu'il y eut rencontre entre les deux religions, sous un horizon commun. (cf. Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste Buchet Chastel Paris 1977)

Ce ne sont pas là les seules caractéristiques de l'Iran, qui fut, en vérité, tantôt le foyer, tantôt le carrefour des grandes religions mondiales. Le manichéisme s'y est enraciné. Le bouddhisme s'est avancé dans ses territoires extrême-orientaux: la tradition veut que l'on doive à deux princes Parthes la traduction (du sanskrit en chinois) des textes qui ont suscité "le bouddhisme de la Terre Pure". Les chrétiens nestoriens, déclarés hérétiques au Ve siècle (ils voyaient coexister en Jésus-Christ deux personnes, l'une divine, l'autre humaine), très nombreux aux XIIe et XIIIe siècles, trouvèrent un refuge dans l'Empire Iranien. Il s'y produisit enfin sans discontinuité un foisonnement de poètes, de penseurs métaphysiciens et spirituels tels les soufis. tenants d'une religion mystique d'amour et de détachement du matérialisme exprimée à travers des contes et des poèmes métaphoriques. A l'époque qui nous intéresse, tout cela coexiste, mais ne cohabite pas pacifiquement. Chi'ites, chrétiens. juifs, zoroastriens s'opposent de la manière la plus intolérante. Il est dangereux pour un zoroastrien ou un juif de sortir par temps de pluie, car ses vêtements mouillés pourraient entrer en contact avec un musulman qui. souillé, serait en droit de laver l'affront dans le sang. Un musulman doit se purifier les mains après avoir touché de l'argent venant d'un chrétien, d'un juif ou d'un zoroastrien. Pas plus de tolérance du côté juif, un enfant juif ne peut donner à boire à un mendiant musulman car "la malédiction plutôt que la bonté doit être le lot des infidèles".

Tout espoir n'a cependant pas disparu du coeur des iraniens cultivés, familiers des textes sacrés juifs, zoroastriens, chrétiens ou musulmans: tous ne font-ils pas allusion au retour proche d'un envoyé divin? Tous ne sont-ils pas d'accord pour situer sa venue en Terre sainte ou en Iran? Chacun peut apporter son eau au moulin de l'espérance.

N'est il pas dit dans l'Ancien Testament. "Je placerai mon trône dans l'Elam" (Jérémie) ? Or Elam est le nom de cette région, au Sud-Ouest de l'Iran, où naquit, 2500 ans avant Jésus-Christ, dans le cadre assyro-babylonnien, une civilisation qui devait durer deux millénaires, faire de Suze sa capitale, qui devint celle de Darius le grand, et appartient au patrimoine iranien.

Le Christ n'a-t-il pas dit "Gardez vos lampes allumées, je reviendrai comme un voleur "?

Dans un texte bouddhique, rapportant un dialogue entre le Bouddha et la reine Vahedi, n'y a-t-il pas ce dialogue: "Honoré du Monde, après ton ascension, tous les êtres vivants remplis d'impuretés et de vices seront écrasés par les cinq sortes de souffrance. Dis-moi comment ils pourront voir la terre du suprême bonheur du futur Bouddha? Toi et tous les êtres vivants, vous devez avoir un coeur unifié en fixant votre pensée vers l'ouest". L'ouest de l'Inde, n'est-ce pas l'Iran?

Enfin la croyance en l'imminence de la venue d'un nouveau rédempteur prend une valeur particulière dans l'Islam chiite: sa théologie admet le retour millénaire d'un envoyé de Dieu, le Mahdi, qui sera le douzième Imam, le douzième guide, descendant de Mahomet, auquel les fidèles devront obéissance. Douze imams sont déjà venus. Mais le dernier en date, Mohammed lbn Hasan, est entré en retraite peu après son accession à l'imamat. Pendant soixante dix années, de 869 à 940, il a été représenté par quatre agents successifs, nommés les Portes. Cette "petite retraite" a été suivie de la "grande retraite" pendant laquelle "l'Imam caché" n'a pas communiqué avec ses fidèles, si ce n'est par l'intermédiaire de rêves occasionnels des saints. Mais à la fin de la grande retraite, l'Imam caché doit revenir comme Mahdi, et son retour sera précédé par celui des "Portes", qui l'annonceront.

Au début du XIXe siècle, l'école de Cheikh Ahmad, école théologique où des études coraniques poussées suscitent un courant réformateur, prédit le retour du Mahdi pour les années 1840. Cheikh Ahmad prépare ses adeptes à l'apparition imminente du messager divin et les envoie à sa recherche à travers tout le pays. Ils vont le trouver.

Le 20 Octobre 1819 naît à Chiraz un garçon portant le nom de Ali Muhammad. Chiraz est précisément située là où se trouvait l'Elam. C' est aussi, depuis le XIIe siècle, une capitale intellectuelle où se sont succédés grands poètes et brillants philosophes soufis. L'enfant qui vient de naître n'est pas fils de poète ou de philosophe, mais de drapier. En revanche, il est sayyed, c'est à dire descendant de Mahomet. Son père décède peu après sa naissance et son éducation est confiée à un oncle maternel. Il apprend à lire, à écrire. et à obéir scrupuleusement à tous les commandements de la religion musulmane.

Lorsque sonnent ses quinze ans, ses oncles l'associent à leur négoce. Et son visage légendaire commence à se dessiner. "Chacun, disent ses biographes, dans son entourage et dans la ville entière, l'admire pour sa beauté, sa douceur, sa piété, le charme qu'il sait manifester". Le 23 Mai 1844, Chiraz accueille un voyageur épuisé: Mollah Hossein, l'un des envoyés de l'école de Cheikh Ahmad. Ainsi que l'en a requis son maître, il court les routes depuis des mois à la recherche du "Promis" et sait à quel signe il pourra le reconnaître: il doit demander à tout éventuel prétendant l'explication d'une sourate (un chapitre) du Coran, la sourate de Joseph, sur laquelle s'opposent les théologiens de la foi musulmane en des discussions très confuses. Peu avant le coucher du soleil, au pied des remparts, il rencontre un jeune homme dont la mine et le port l'impressionnent.

Courtoisement, ce dernier l'invite à venir se reposer chez lui. Ils se détendent, devisent, et soudainement Ali Muhammad déclare à son visiteur, "Vois, tous les signes sont manifestes en moi", puis, sans même en avoir été prié, il explique d'une manière parfaitement claire la sourate de Joseph. Il se proclame le Báb "la Porte", l'annonciateur. Le voyageur est convaincu.

Quarante jours plus tard, dix huit personnes, que l'on nommera plus tard les "Lettres du Vivant", reconnaissent en ce commerçant de 25 ans le messager tant attendu et, le rejoignant à Chiraz, se déclarent ses disciples.

Alors il commence son enseignement. A.L.M. Nicolas, consul de France à Tabriz, écrit à son propos dans un ouvrage publié au début de notre siècle: "Le spectacle des turpitudes, des hontes, des vices et des mensonges de ce clergé (le clergé chiite) révoltait son âme pure et sincère. Il sentait le besoin d'une réforme profonde à introduire dans les moeurs publiques et dut, plus d'une fois, hésiter devant la perspective d'une révolution qu'il lui fallait déclencher pour délivrer les corps et les intelligences du joug d'abrutissement et de violence qui pesait sur toute la Perse pour le plus grand profit d'une élite de jouisseurs et pour la plus grande honte de la vraie religion du prophète".

Le Báb, a priori, ne se sent pas en contradiction avec l'Islam et considère qu'il ne fait qu'en accomplir les prophéties. Il se rendra même à la Mecque pour expliquer aux plus hautes autorités musulmanes le caractère divin de sa mission. Ses écrits sont, pour une partie, des commentaires et des interprétations des versets du Coran, des prières, des homélies, des dissertations sur différents points de la doctrine de l'Unité Divine. Surtout, semblable en cela à saint Jean-Baptiste par rapport au Christ, il se définit comme le pré curseur de celui qui va venir, "le Promis". Sa tâche est de préparer les hommes à la venue de "Celui que Dieu manifestera", le grand prophète annoncé par toutes les Ecritures saintes qui les libérera de la misère spirituelle et matérielle dans laquelle des fonctionnaires avides et des mollahs ignorants les entretiennent pour conserver leurs lucratifs privilèges.

Mais le Báb ne se limite pas à l'aspect purement religieux. Il professe aussi des concepts purement révolutionnaires, dans l'Islam de l'époque sur l'émancipation des femmes, une meilleure distribution des richesses, l'égalité des races, etc.

Ses disciples, de plus en plus nombreux, commencent à se constituer en une communauté soudée qui prend ses distances vis à vis de la société traditionnelle dans une grande exaltation, un véritable renouveau spirituel. Et peu à peu le changement jusqu'à la création d'un nouveau calendrier que le Báb fait partir de l'année de sa propre révélation, 1844 affecte tous les domaines de l'expression religieuse: la théologie, le culte, l'organisation. On pourrait dire, paraphrasant la célèbre phrase d'un de ses ministres à Louis XVI, "Non Sire, ce n'est pas une révolte, c'est une révolution".

En vérité, la nouvelle foi par ses doctrines religieuses, ses principes sociaux, son code moral, apparaît comme un défi à toute la structure traditionnelle de la société iranienne.

Ni le Shah qui règne alors, ni le clergé chiite ne s'y trompent. Accusé d'hérésie, le Báb est jeté en prison. Une répression effroyable s'abat sur ses disciples, que, déjà, l'on nomme les bábis, émanant autant des forces répressives de l'état que de la populace fanatisée par les mollahs. Dans chaque ville, les différents corps de métier boulangers, bouchers, charpentiers, etc..., se répartissent les "hérétiques" et chacun s'ingénie à trouver la pire cruauté. Ici on trempe les victimes dans l'huile avant de les brûler. Là, on expose, sur les marchés, des corps décapités dont les têtes coupées servent de ballon ou d'ornement pour les lances. Dans une lettre à un ami, un capitaine autrichien, Alfred Von Gumoens, témoin direct de ces abominations, dit son horreur, "Ces malheureux dont les yeux avaient été arrachés avec le pouce et les oreilles amputées devaient les manger sur la scène même de leur martyre. On avait creusé de larges trous dans leurs épaules et leurs poitrines et inséré dans les blessures des mèches brûlantes qui faisaient grésiller les chairs. Le bazar en était illuminé... Je ne quitte plus ma maison désormais de crainte d'avoir à supporter de nouvelles scènes..." (Cette lettre fut publiée en 1852 dans Oesterreichischer Soldatenfreund.)

20 000 Bábis vont ainsi périr, en moins de six ans. Et pourtant, malgré les persécutions, la haine fanatique, les adeptes du Báb continuent de se multiplier. Parmi eux un homme qui est de deux ans son aîné: Mirza Hossein Ali, né à Téhéran le 12 novembre 1817. Il appartient à une famille riche et noble. Son père, Mirza Abbas, est ministre d'état. Plusieurs de ses parents occupent des fonctions importantes dans le gouvernement, l'armée ou l'administration.

Les historiens s'accordent à penser qu'il ne reçoit qu'une instruction sommaire: à cette époque, en Iran, le fait d'appartenir à une famille nantie, proche du pouvoir, dispense des études, ce qui est quand même le signe d'un laxisme certain. Quel enfant, quel adolescent est-il? Plus tard, son fils aîné en brossera un portrait que l'on peut évidemment estimer retouché à la fois par le mythe et la piété filiale: "Enfant, il était déjà extrêmement bon et généreux. Il aimait la vie en plein air et passait la plus grande partie de son temps dans les jardins et les champs. Il possédait un extraordinaire pouvoir d'attraction que tous ressentaient. Les gens se pressaient toujours nombreux autour de lui. Les ministres et les personnalités de la cour l'entouraient, et même les enfants lui étaient dévoués. Dès qu'il eut atteint l'âge de treize ou quatorze ans, on vantait partout sa renommée et son savoir. Il savait converser sur n'importe quel sujet et résoudre tous les problèmes qui lui étaient soumis. Dans les grandes assemblées, il discutait avec les ulémas (théologiens musulmans) et il avait l'art d'éclaircir des points religieux inextricables. Tous l'écoutaient avec intérêt".
On pense évidemment, devant cette dernière phrase, à l'épisode de Jésus enfant devant les docteurs de la foi juive, tel qu'il est conté dans son hagiographie.

Lorsque Mirza Hossein Ali atteint ses 22 ans, son père meurt. Ainsi que le veut la coutume iranienne de l'époque, le gouvernement lui propose de prendre la succession du poste paternel. Il la refuse et le premier ministre a ce commentaire; "Qu'il garde sa liberté. Cette position est indigne de lui. Il a en vue quelque but plus élevé. Je ne puis le comprendre, mais je suis convaincu qu'il est destiné à quelque haute mission. Ses pensées sont différentes des nôtres. Laissons-le."

En 1844, Mirza Hossein Ali a 27 ans. Il est marié. Un fils lui naît le jour même où le Báb déclare sa mission. Il embrasse la nouvelle religion. Lui et le Báb ne se rencontreront jamais, mais vont échanger une importante correspondance. S'étant dépouillé de ses biens, le nouveau disciple se fait l'ardent propagateur de la foi rénovée. Le Báb ne connaît plus bientôt que forteresses et prisons. En 1847, tandis qu'il croupit dans une prison fortifiée des montagnes de l'Azerbaïdjan, dans le nord-ouest de l'Iran, pas très loin de Tabriz, Mirza Hossein Ali organise à Badasht, dans un petit hameau, un grand rassemblement des fidèles. Quatre-vingt-un disciples sont présents, venus des différentes provinces de l'Iran. Le but principal de la réunion est de rendre effective la révélation du Bayan (Traduit par A L M Nicolas- Paul Geuthner 1914 Certains passages se retrouvent dans Sélection des Ecrits du Báb, Maison d'Edition Bahá'ie, Bruxelles. 1984), le livre essentiel du Báb, par une rupture complète, explicite, avec le passé, son organisation, son sacerdoce, ses traditions et ses cultes. On espère aussi y examiner les moyens de délivrer le Maître emprisonné.

Ce projet échouera. Mais le but primordial de la réunion est atteint. La foi des Bábis se dessine de plus en plus nettement, et atteint cette fois le stade de la rupture radicale avec l'Islam orthodoxe.

En 1850, à Tabriz, le Báb est fusillé. Pour cette exécution, on n'a pas mobilisé moins de 750 soldats. Les bábis, malgré, leur ferveur spirituelle sont affaiblis. Ils n'ont plus de Maître. Si ce dernier a longuement annoncé "Celui" dont la mission serait d'inaugurer une ère de vertu et de paix, en insistant sur le fait que sa mort était nécessaire à la manifestation du "Promis", il n'a explicitement désigné aucun successeur. Des intrigues commencent à se nouer. Mirza Hossein Ali demeure, dans cette obscurité, un porteur de flambeau, un tisseur de paix.

Mais, plus que jamais, la propagation du babisme attire la répression. Un événement tragique va encore l'accentuer. Rendu enragé par le spectacle des souffrances infligées au Maître, un jeune bábi du nom de Sadiq décide de le venger et, muni d'une arme de petit calibre chargée de plombs légers, tire sur le Shah. Les gardes l'abattent aussitôt, mais toute la communauté bábie est tenue pour responsable. A Téhéran, une centaine de ses membres sont torturés puis exécutés. D'autres, en grand nombre, et bien qu'ils déplorent l'attitude de l'un des leurs, sont jetés en prison avec, parmi eux, celui qui aurait pu être ministre. Plus tard, il décrira son internement:

"Par la justice de Dieu! Nous n'étions pas mêlés en quoi que ce soit à cet acte odieux, et notre innocence fut indiscutablement prouvée par les tribunaux. Néanmoins, nous fûmes appréhendés. De Niyavaran, qui était alors la résidence de sa Majesté, nous fumes conduits en prison à Téhéran. Un brutal cavalier, qui nous accompagnait, arracha notre bonnet tandis qu'une bande de fonctionnaires et de bourreaux nous entraînait précipitamment et avec rudesse. Nous fumes enfermés dans un lieu immonde, hors de toute comparaison. A notre arrivée, on nous fit d'abord traverser un couloir très sombre d'où nous descendîmes trois séries de marches jusqu'au lieu de réclusion qui nous était assigné. L'obscurité la plus complète régnait dans ce cachot et nos compagnons de captivité, près de cent cinquante hommes, se composaient de voleurs, d'assassins et de bandits de grand chemin. Bien que bondé, ce lieu n'avait pas d'autre issue que le couloir par lequel nous étions entrés. La plume est impuissante à décrire cet endroit, aucune parole ne peut en définir la répugnante odeur. La plupart de ces hommes n'avaient ni vêtements, ni literie pour s'étendre. Dieu seul sait ce qui nous est arrivé dans ce lieu, le plus nauséabond qui soit..."

Pas une journée ne se passe sans qu'un bábi soit torturé et exécuté. Cependant, au bout de quatre mois, pour Mirza Hossein Ali, l'horreur cesse. Son innocence est si manifeste que le Shah le fait libérer et commue sa peine en exil à Bagdad, en Irak, alors sous domination turque. Il s'y rend, suivi ou précédé, de Bábis qui, par familles entières, pour échapper aux persécutions, ont décidé de prendre le chemin de l'exil, en longues caravanes.

Et voilà une communauté très hétérogène, blessée, un peu perdue, qui se reforme sur les bords du Tigre. Elle doit résoudre les problèmes de sa survie matérielle et préciser son sentiment religieux. Beaucoup de ceux qui sont là n'ont pas connu le Báb. C'est parfois l'espoir un peu naïf qu'il suffisait de s'enrôler dans la nouvelle foi pour changer le monde qui les a conduits. Ils connaissent mal la doctrine, et souvent l'interprètent en considérant qu'est devenu licite, avec le Báb, tout ce qu'interdisait le chiisme orthodoxe.

Mirza Hossein Ali, comme par un mouvement naturel, et sans jamais être désigné ni se désigner expressément comme leur chef, prend les choses en main, organise l'existence matérielle et spirituelle de la communauté. Il semble cependant que dès ce moment, quelques compagnons très proches le sentent appelé à prendre, dans l'avenir, la direction du mouvement, et voient en lui ce "Promis" annoncé par le Báb. Mais le temps n'est pas encore venu d'une annonce publique, ni d'une nouvelle orientation du mouvement. Il faut d'abord se pénétrer de l'enseignement du Báb et mettre sa doctrine en action. Plusieurs années passent ainsi.

Puis, Mirza Hossein Ali éprouve le besoin d'une période de recueillement et de méditation. Il quitte Bagdad sans révéler à qui que ce soit le lieu de sa retraite, et s'installe dans les montagnes du Kurdistan. Il expliquera lui-même, par écrit, l'origine de sa décision: "Dès les premiers jours de notre arrivée ici (à Bagdad) nous avions discerné les signes des événements futurs et, avant qu'ils se produisent, nous décidâmes de nous retirer dans la solitude". Durant deux ans, il va mener une vie d'ermite, priant, méditant, bâtissant les grands principes de la religion qu'il veut instaurer. Il écrira plus tard à Bagdad un de ses premiers ouvrages, le Livre de la certitude (Bahá'u'lláh, Le livre de la certitude, P U F Paris, 4 édition 1988), où il explique, à l'intention d'un parent du Báb, ce qu'il faut comprendre de la proclamation du martyr de Tabriz. Il s'y exprime encore en tant que disciple du Maître, mais déjà donne une interprétation nouvelle de l'Ancien et du Nouveau Testament ou du Coran. en montrant que tous les prophètes peuvent être considérés comme une personne unique en cela qu'ils manifestent tous. chacun dans ses conditions particulières, l'Esprit divin. Il insiste aussi sur le fait que la venue du Báb était bien annoncée par toutes les prophéties de l'Islam. Ce séjour est une épreuve singulière, douleur et joie mêlées. Encore une fois, la similitude est grande entre cet épisode, et ce qui est conté de la tentation au désert de Jésus, ou des retraites de Mahomet dans une caverne de montagne. Il est ainsi décrit par celui-là même qui se l'était imposé:

"Je demeurai ainsi, seul et abandonné, pendant deux ans, dans le désert. Des larmes d'angoisse coulaient de mes yeux, un océan d'afflictions et de peines gonflait mon coeur sanglant.

Combien de jours ai-je passés sans nourriture pour me soutenir, et combien de nuits où mon corps ne trouva pas de repos. Malgré toutes ces calamités et ces afflictions continuelles, par Celui qui tient mon âme entre ses mains, je n'ai jamais été plus heureux.

J'ai connu le vrai bonheur et la joie parfaite. Car, dans ma solitude, je n'avais pas le spectacle des malheurs, des soucis, des maladies de chacun.

Dans l'isolement, je me recueillais en esprit, oublieux du monde et de tout ce qu'il renferme.

Mais j'ignorais que les mailles de la destinée divine sont plus serrées que nous ne pensons et que les flèches de ses décrets l'emportent sur les desseins humains les plus hardis. Nul ne peut s'affranchir de la volonté de Dieu, et la seule ressource est de s'y soumettre. Par la justice de Dieu! Lors de mon départ, je n'envisageais pas de revenir. C'était une séparation sans espoir de retour Je ne désirais qu'une seule chose: ne pas être un objet de discorde pour les croyants, un motif de révolte pour les compagnons, ni une cause de souffrances ou de tristesse pour les âmes et les coeurs.

Tel était mon unique désir, je n'avais pas d'autre but. Malgré cela chacun faisait ses propres plans et poursuivait ses vaines chimères, jusqu'au moment où, de la source mystique, me parvint l'ordre de revenir, et, soumis je revins ici".

En vérité, la solitude de l'ermite bábi n'était pas aussi totale que l'on pourrait l'imaginer. Peu à peu, le bruit s'était répandu qu'un homme au merveilleux savoir s'était retiré dans les montagnes du Kurdistan, et, de tous côtés, on venait le consulter et s'entretenir avec lui de problèmes de théologie et de métaphysique toujours à éclaircir. Le bruit en vint jusqu'à Bagdad. Dans la description que l'on faisait de l'homme merveilleux, ses proches le reconnurent. Des émissaires lui furent envoyés pour lui décrire l'état lamentable de la communauté bábie privée de sa tutelle, et le supplier de rentrer. Il obtempéra, revint et prit la mesure du climat avec une certaine amertume: "Ma plume est impuissante à dire ce que je vis alors. Et depuis plus de deux ans mes ennemis ne cessent de conjuguer tous leurs efforts pour essayer de me faire périr, ainsi que chacun le sait."

Il remet de l'ordre, reprend son enseignement, apaise les querelles. La communauté bábie retrouve une activité féconde. Et de nouveaux adeptes, juifs, zoroastriens et musulmans chiites tous prêts, de par les prophéties de leur propre religion, à admettre la venue d'un nouvel envoyé de Dieu, se pressent à Bagdad pour entendre la bonne parole. Cette seconde envolée du mouvement bábi est telle qu'elle finit par former, en Irak, un parti des plus imposants. Naturellement, le clergé chiite s'en inquiète et harcèle le consul d'Iran à Bagdad afin qu'il avise son gouvernement du danger que constituent les bábis pour la religion musulmane et pour l'empire iranien lui même.

Une longue concertation écrite s'engage entre les autorités turques et iraniennes. Deux solutions sont finalement envisagées: ou le chef de file des bábis est remis au gouverneur de la province iranienne la plus proche de l'Irak, et, dans ce cas, le Shah en fera son affaire, ou on le transférera dans un endroit très éloigné des frontières de son pays d'origine, de telle sorte qu'il ne risque plus d'y apporter le trouble. Le Shah penche évidemment pour la première hypothèse, qui pourrait aboutir à la solution radicale: l'exécution du "dangereux révolutionnaire." Le Sultan de l'empire Ottoman choisit la seconde. Par moralité, il ne croit pas devoir livrer un exilé jouissant du droit d'asile sur son territoire. Par calcul aussi sans doute: même si les rapports entre son empire et l'Iran sont excellents, ce sunnite n'est pas vraiment soucieux d'anéantir un mouvement dans lequel il voit un péril pour le chiisme qu'il exècre. On décide donc de faire résider Mirza Hossein Ali à Constantinople, où il sera plus facile, assure le Sultan, de surveiller ses agissements.

Les bábis qui se sont groupés autour de lui vont-ils abandonner les métiers qui commençaient à leur assurer un certain bien-être matériel, une vie redevenue paisible, pour affronter les dangers d'un long voyage, les incertitudes d'une nouvelle installation? Certains qui avaient suivi leur Maître de Téhéran à Bagdad n'hésitent pas à tout abandonner pour l'accompagner et, de nouveau, leur caravane se met en marche vers la capitale de l'Empire Ottoman, à plus d'un millier de kilomètres de là.

Comme le veut l'usage en ce genre de voyage, l'étape du premier jour est fixée à une courte distance du point de départ. Les préparatifs sont longs, les adieux parfois déchirants, il faut laisser aux retardataires le temps de rattraper le gros du convoi. Mirza Hossein Ali fixe le lieu du premier rendez-vous à quelques kilomètres de Bagdad, dans une propriété appartenant à l'ancien gouverneur de la ville, qui l'a invité: il compte beaucoup d'amis et d'admirateurs à Bagdad, qui ne cachent pas leur chagrin de le voir partir. La propriété porte un nom magnifique et peut-être prédestiné: les Jardins du Rezvan (Paradis). C'est le lieu que choisira l'exilé pour annoncer aux bábis, anxieux du sort qui les attend, qu'ils doivent oublier toute crainte et se fier à lui, car il est véritablement l'envoyé de Dieu annoncé par le Báb.

Douze jours durant, du 21 Avril au 2 Mai 1863, la petite troupe interrompt sa longue marche, et celui qui désormais ne sera plus Mirza Hossein Ali mais Bahá'u'lláh, la Gloire de Dieu, commence de délivrer son message définitif. L'impureté légale des infidèles est abolie. Dieu n'a-t-il pas fait de tous les hommes les gouttes d'eau d'une même mer, les feuilles du même arbre? Que ses disciples soient dès maintenant l'exemple qui mènera l'humanité tout entière vers sa régénération. Et désormais, les bábis porteront le nom de bahá'is. en référence à son nom: Bahá'u'lláh.

Un témoin oculaire de ces jours mémorables en a laissé le récit écrit. Ils durent être, si on l'en croit, d'une densité et d'une beauté qui marquent les esprits pour la vie:

"Chaque jour avant l'aube, raconte-t-il, les jardiniers cueillaient les roses qui bordaient les quatre avenues du jardin et les empilaient par terre au milieu de la tente bénie. Les tas était si élevé que lorsque ses compagnons (de Bahá'u'lláh) se réunissaient pour boire leur thé du matin en sa présence, ils ne pouvaient se voir au-dessus. De ses propres mains, Bahá'u'lláh confiait toutes ces roses à ceux qu'il renvoyait de sa présence chaque matin, avec mission de les remettre de sa part à ses amis arabes et persans de la ville. (...) Une nuit, la neuvième de la lune ascendante, je montais la garde avec d'autres, près de sa tente bénie.
Comme minuit approchait, je le vis sortir de sa tente, passer près de quelques-uns de ses compagnons endormis, et commencer à faire les cent pas dans les avenues bordées de fleurs, sous le clair de lune. De tous côtés, le chant des rossignols étaient si fort que seuls ceux qui étaient proches pouvaient entendre distinctement sa voix.
Il continua de marcher jusqu'à ce que, s'arrêtant au milieu de l'une des avenues, il observe: "Voyez ces rossignols. Leur amour pour ces roses est si fort que, veillant du crépuscule jusqu'à l'aube, ils gazouillent leurs mélodies et, dans une passion brûlante, communient avec l'objet de leur adoration. Comment ceux qui se prétendent embrasés d'amour pour le Bien-Aimé, dont la beauté rappelle la splendeur des roses, peuvent-ils se résoudre à dormir?" Pendant trois nuits consécutives je veillais, effectuant des rondes auprès de sa tente bénie. Chaque fois que je passais près du lit sur lequel il était étendu, je le trouvais éveillé, et chaque jour, du matin au soir, je le voyais sans cesse occupé à converser avec le flot de visiteurs qui ne cessait d'arriver de Bagdad".

Mais Bahá'u'lláh, l'ami des rossignols et des roses, tient aussi à ses compagnons un discours plus énergique qu'Hippolyte Dreyfus, l'un des meilleurs historiens du mouvement bahai, nous restitue ainsi: "Croyaient-ils que c'était uniquement pour que quelques millions de Persans opprimés échappassent à la tyrannie des mollahs que le Báb avait été martyrisé sur la place de Tabriz? Ou même pour que l'Islam entier s'épanouit dans la joie de l'arrivée de l'annonciateur des temps nouveaux? Non vraiment, la cause qu'ils avaient embrassée était la plus grande, jusqu'ici, ils n'avaient accompli qu'une étape, et maintenant il fallait la dépasser. A quoi servaient toutes les religions de la terre si les hommes ne voyaient pas le lien commun qui les unissait malgré la divergence des dogmes et des rites?

Les temps étaient loin depuis que Moïse, Jésus ou Mahomet avaient apporté leurs lois spéciales. Dieu parlerait encore et cette fois, par sa Manifestation Suprême, il conduirait les hommes réconciliés vers le progrès et les régénérerait par l'amour. Dédaigneux des conforts de ce monde, ils devaient uniquement s'attacher à développer leur spiritualité. Ainsi, l'oeuvre commencée par le Báb allait trouver en lui, Bahá'u'lláh, son accomplissement et sa fin, dans la rénovation et l'unification de toutes les religions" (Hippolyte Dreyfus, Op cit.) Un autre changement important est apporté à la conduite du mouvement. En plus de l'égalité des races devant Dieu, son chef prône la non-violence. Les bábis, en quelques circonstances, s'étaient battus contre les soldats dépêchés contre eux par le pouvoir iranien. Désormais, on ne doit plus utiliser la force, mais accepter les oppositions et les épreuves.

Le 3 mai 1863 la caravane se remet en marche. Elle arrive à Constantinople quatre mois plus tard, le 16 Août. Bahá'u'lláh a alors 46 ans.

Les premiers moments de ce nouvel exil sont agréables. Bahá'u'lláh est considéré comme l'invité du gouvernement ottoman. Des maisons sont mises à la disposition de sa famille. Ses compagnons trouvent à s'employer dans le Bazar, ce qui leur permet de retrouver une certaine aisance. Certains mêmes, pour en finir avec les persécutions iraniennes, se font sujets ottomans. La maison où loge leur chef ne désemplit pas de personnalités de Constantinople, de membres du gouvernement même, qui viennent le visiter, voire le consulter. La foi bahá'ie continue de faire des adeptes.

Mais de nouveau, les nuages ne tardent pas à s'accumuler. Le sultan ottoman, également Calife, c'est à dire chef religieux, sunnite, voudrait étendre son autorité aux chiites. L'allégeance de Bahá'u'lláh le ferait progresser dans ce dessein. Mais ce dernier refuse, de même qu'il repousse l'offre d'une pension, ou d'un poste au gouvernement. Du coup le sultan, auprès duquel 1'ambassadeur d'Iran continue de multiplier les mises en garde contre les dangereux hérétiques, voit en celui qu'il était prêt à protéger, moyennant quelques concessions, et en ceux qui l'accompagnent, de potentiels séditieux, qu'il faut éloigner plus encore. Quatre mois après son arrivée à Constantinople, Bahá'u'lláh est prié d'aller se fixer à Andrinople, dans la partie européenne de la Turquie. De nouveau sa famille et quelques fidèles de la communauté bahá'ie le suivent, en plein hiver, par les routes enneigées. Ils mettent douze Jours pour atteindre Andrinople. Ils vont y demeurer près de cinq ans.

Ces cinq ans seront bien employés. La position géographique d'Andrinople, aux portes de l'Occident, permet à Bahá'u'lláh de mener son action dans une double direction. Vers l'Orient, il continue d'expliquer aux communautés bábies et bahá'ies la nouvelle doctrine. Mais la proximité de l'Europe qu'il approche pour la première fois, et qui est loin d'être exclue de la mission mondiale, il faut le rappeler, dont il se sent investi, l'incite également à s'adresser directement aux souverains et chefs d'état de celle-ci. D'Andrinople, il leur adresse des épîtres dans lesquelles il les adjure de se joindre à lui pour faire triompher la fraternité et la paix universelle. La reine Victoria, le Pape, le roi de Prusse, l'empereur Napoléon III et quelques autres, en sont les destinataires. En 1868, par exemple, dans une lettre très prémonitoire au souverain français, il annonce les désastres à venir.

"O souverain, nous avons entendu la réponse que tu as faite au Tsar de Russie concernant ta décision au sujet de la guerre. Tu dis "j'étais endormi dans mon lit, et je fus réveillé par les cris des malheureux qui se noyaient dans la Mer Noire..." Nous affirmons que ce ne sont pas leurs cris qui t'ont réveillé, mais tes propres passions... Si tu avais parlé avec sincérité, tu n'aurais pas jeté à terre le Livre de Dieu. Que le Tout-Puissant, le Très-Sage te l'a envoyé, Pour avoir agi ainsi et pour te punir, ton royaume sera jeté dans la infusion et ton empire t'échappera. Des troubles violents se produiront parmi le peuple de ton pays, à moins que tu ne décides de soutenir cette cause. Ton faste t'a-t-il enorgueilli? Par ma vie, il ne durera pas, il sera bientôt anéanti". Deux ans plus tard, la défaite de Sedan jette l'empereur dans l'exil, tandis que les troupes du Kaiser Guillaume sont aux portes de Paris dont le peuple se révolte. Au vainqueur de Napoléon III, il écrira plus tard: "Te souviens-tu de celui (Napoléon 111), dont la puissance dépassait ta puissance et dont le rang surpassait ton rang? Où est-il? Que sont devenus ses biens? Profite de cet avertissement... Ô rives du Rhin! Nous vous avons vues couvertes de sang et cela se produira encore. Et nous entendons les lamentations de Berlin, bien que, en ce jour, sa gloire soit évidente."

Prophéties, certes, et qui se réalisèrent. Mais exhortation surtout aux chefs d'état afin qu'ils ouvrent les yeux sur les besoins de leurs peuples, car, dit Bahá'u'lláh, "Les rois sont les représentants de Dieu sur la terre, en ce sens que l'on trouve en eux les attributs divins de pouvoir, de force et d'autorité. Il leur incombe par conséquent de manifester également ses attributs de miséricorde, de bonté et de providence en veillant à l'éducation morale des peuples. Qu'ils se lèvent donc pour assurer le succès de leur règne et la prospérité de leur pays".

Il s'adresse aux prélats de la chrétienté avec la même énergie, et les mêmes prémonitions. Il adjure Pie IX de renoncer à la puissance temporelle de la papauté, lui conseille de se détourner de la vie mondaine, de quitter un palais trop somptueux pour un successeur de saint Pierre et d'abandonner son royaume au roi, s'il veut échapper à un mauvais destin. Ce pape fut deux fois chassé de son trône, vit l'annexion des états pontificaux par l'Italie, et mourut au Vatican en s'y considérant comme prisonnier. Dialoguant ainsi avec les catholiques, Bahá'u'lláh tente de les inciter à de considérables réformes. Par exemple, il condamne le célibat des prêtres et la vie monastique. "Le célibat des prêtres est néfaste, écrit-il, car la continence sexuelle n 'est pas un moyen de s'élever vers Dieu, alors qu'une vie saine et équilibrée, au sein d'un foyer, contribue à l'épanouissement spirituel de l'homme. Les moines et les nonnes doivent quitter leur couvent pour s'engager vers une vie active dans la société."

Cette période à la fois calme et intense touche à son terme en 1867. La sérénité ne règne pas dans la petite communauté qui a suivi Bahá'u'lláh à Andrinople. Certains bábis, depuis la proclamation dans les Jardins de Rezvan, sont effrayés de voir leur religion perdre son caractère purement islamique. Parmi eux, le propre demi-frère du prophète, Sobhe Azal, qui avait joui, au temps du Báb, d'une certaine autorité dans la communauté. Il regroupe autour de lui les plus conservateurs de ses compagnons, et se lance dans une interprétation assez confuse, mais qu'il prétend orthodoxe, des enseignements bábis, tendant à démontrer que le temps de "Celui que Dieu doit manifester" n'est pas encore venu. Sa tentative de prendre la tête du mouvement échoue. Alors, auprès du Sultan, il accuse son demi-frère de ne poursuivre que des visées de pouvoir personnel et de nourrir contre le gouvernement ottoman des desseins séditieux. Le Sultan ne tranche ni pour l'un ni pour l'autre: il se débarrasse des deux. Sobhe Azal est expédié à Chypre, où il sera l'objet d'une garde à vue jusqu'au moment où l'île passant sous domination britannique, il sera remis en liberté, et deviendra le chef d'une petite communauté de bábis intégristes. Quant à Bahá'u'lláh, on l'envoie le plus loin possible, aux confins de l'empire, à, Saint-Jean-d'Acre, en Palestine, où il sera emprisonné.

De nouveau la longue route: plusieurs mois de voyage, en compagnie de sa famille, et de quatre-vingt disciples irréductibles qui n'ont pu se résigner à se séparer de leur Maître. Au bout, une prison immonde, Saint-Jean-d'Acre, chef-lieu d'un corps d'armée, est alors une ville forte de Syrie à l'insalubrité notoire. Le gouvernement ottoman ne doute pas que les rigueurs de l'incarcération ajoutées au climat pernicieux et à l'épuisement du voyage ne le débarrassent assez rapidement de ces bahá'is décidément encombrants. Il a en outre donné aux officiers de la forteresse des instructions précisant que les arrivants doivent être traités avec la plus grande sévérité. On les entasse pêle-mêle dans deux salles sans la moindre possibilité d'hygiène. Il leur faut souffrir la malnutrition, la saleté, accepter la promiscuité et, en même temps, supporter un isolement total de l'extérieur puisque toute visite leur est interdite. La malaria, la dysenterie, la sous-alimentation les déciment.

Mais la foi, cette foi qui, dit-on, soulève les montagnes, garde verticaux les survivants. Malgré la vermine qui les dévore, le spectacle de leurs enfants affamés, ils résistent au désespoir, forts qu'ils sont de la certitude de leur mission. De quel poids pèsent les souffrances physiques lorsque l'on croit, de toute son âme, être les lieutenants de l'envoyé de Dieu, du prophète qui doit libérer le monde des ignorances et des superstitions, et que l'on vit, nuit et jour, en sa présence? Certains, plus tard, décriront cette période comme la plus lumineuse qu'ils aient jamais connue. Peu à peu, devant une telle conduite, les gardiens s'adoucissent. Sans doute aussi s'étonnent-ils de voir se presser, au pied de la forteresse, des fidèles qui patientent dans le seul but d'apercevoir Bahá'u'lláh, dont la réputation ne cesse de croître, à la fenêtre de sa cellule. Le régime de détention s'améliore. La communication avec l'extérieur est autorisée. Finalement, au bout de ces deux années de calvaire, le gouvernement ottoman, qui n'a, somme toute, strictement rien à reprocher à ces prisonniers iraniens, ordonne leur élargissement, à condition qu'ils ne quittent pas les limites de la circonscription de Saint-Jean-d'Acre.

Avec sa famille, Bahá'u'lláh s'installe dans une petite maison, toute proche de la forteresse, qui lui a été assignée comme résidence. Le reste de la communauté se met au travail, refait matériellement surface, et noue des liens assez amicaux avec la population locale. Elle s'enrichit aussi de nouveaux membres. Ils arrivent de l'Orient bouddhiste, zoroastrien Parsi ou musulman pour connaître, eux aussi, la nouvelle foi dont la renommée va croissant. Et tous ces éléments hétérogènes parviennent à se fondre et à réaliser un groupe uni d'une exemplaire conduite, assez comparable, sans doute, à ce que furent les communautés des premiers chrétiens.

Les mesures de surveillance dont Bahá'u'lláh fait l'objet s'assouplissent progressivement. Il peut quitter sa petite maison pour une demeure un peu plus vaste et plus confortable de Saint-Jean-d'Acre, facile à reconnaître aujourd'hui dans la ville grâce à la perfection de son état d'entretien, puis, enfin, un notable quittant en toute hâte, pour cause d'épidémie, une très belle propriété à Bahji, à l'écart de la ville, la loue très bon marché: ce sera la dernière résidence du prophète.

Le temps est venu pour lui de se consacrer à la prière, à la méditation, et surtout à la rédaction de livres et de lettres (les tablettes) qui, toutes, ont un destinataire, et posent définitivement les principes bahá'is autant du point de vue religieux qu'en ce qui concerne le domaine social. A son fils aîné, Abbas Effendi, qui deviendra Abdu'l-Bahá, le Serviteur, celui là même qui était né le jour de la grande révélation du Báb, en Mai 1844, il laisse le soin de toutes les autres occupations, y compris celles de recevoir les mollahs, les membres du gouvernement ottoman et tous les autres visiteurs de marque.

Vers 1890 Bahá'u'lláh a alors soixante treize ans un voyageur occidental, le professeur Edward Browne de Cambridge, peut cependant le rencontrer. Dans un livre, A traveller's narrative, (Edward Granville Browne. A traveller's narrative, Cambridge University, visage Press cambridge 1891), il fera de lui un portrait qui corrobore la seule photographie connue du prophète mais y ajoute des détails précis, en rapportant leur conversation:

"Le visage de celui que je contemplais, je ne saurai l'oublier, et pourtant je ne puis le décrire. Ses yeux perçants semblaient pénétrer jusqu'au tréfonds de l'âme: de larges sourcils soulignaient la puissance et l'autorité, tandis que les rides profondes du front et du visage semblaient indiquer un âge que la chevelure noire comme le jais et la barbe, d'une luxuriance étonnante atteignant presque la taille, semblaient démentir (...) Une voix douce, pleine de courtoisie et de dignité, me pria de m'asseoir et continua: "Loué soit Dieu de ce que tu sois parvenu au but. Tu es venu voir un prisonnier et un exilé... Nous ne désirons que le bien du monde et le bonheur des nations. Cependant on nous suspecte d'être un élément de désordre et de sédition, digne de la captivité et du bannissement... Que toutes les nations deviennent une dans la foi et que tous les hommes soient frères; que des liens d'affection et d'unité entre les enfants des hommes soient fortifiés, que la diversité des religions cesse et que les différences de race soient annulées, quel mal y a-t-il en cela? Cela sera malgré tout; ces luttes stériles, ces guerres ruineuses passeront, et la Paix Suprême viendra. N'avez-vous pas besoin de cela en Europe aussi? N'est-ce pas ce que le Christ a prédit? Cependant, nous voyons les souverains et les chefs d'état gaspiller plus volontiers leurs trésors en moyens de destruction de la race humaine qu'en ce qui la conduirait au bonheur, ces luttes, ces massacres, ces discordes doivent cesser et tous les hommes doivent former une seule famille.,. Que l'homme ne se glorifie pas d'aimer son pays, mais plutôt d'aimer le genre humain..."

Le 29 Mai 1892, Bahá'u'lláh décède. Il sera inhumé sur place, dans le jardin de Bahji, mais les bahá'is n'utilisent pas, pour désigner cette fin, le terme de mort: ils parlent de l'Ascension de leur prophète.

Par testament, son père a désigné Abdu'l-Bahá comme le représentant et l'interprète de ses enseignements. A toute la famille, la parenté, les fidèles, il a enjoint d'obéir à ce dernier, puis à son successeur désigné par lui, assurant ainsi la cohésion et la poursuite de ce qu'il nomme et que l'on nommera après lui "La Cause".

Comme son père, Abdu'l-Bahá affronte les érudits de l'Islam dans des débats théologiques, veille sur la communauté, prend soin des malades pendant une terrible épidémie de typhoïde et de dysenterie, rassure les fidèles et, surtout, ne cesse de dispenser la foi. Il ne revendique pas pour autant le statut de prophète, et insiste sur sa position, celle de serviteur de Dieu et d'interprète des écrits de Bahá'u'lláh. Ainsi que le lui avait demandé son père, il fait bâtir, sur la pente du Mont Carmel dominant Haïfa, le tombeau où devra être inhumée la dépouille du Báb. L'édifice sera complété de quelques locaux consacrés aux prières et aux rassemblements qui deviendront le Centre Mondial actuel. A l'époque, les adversaires de la foi bahá'ie portent plainte auprès des autorités, assurant que cette construction doit en réalité devenir une forteresse où Abdu'l-Bahá et ses disciples projettent de se retrancher afin de défier le gouvernement et de conquérir toutes les régions avoisinant la Syrie. Cela vaut aux bahá'is une surveillance accrue. Alors que depuis longtemps ils pouvaient circuler librement dans les environs de Saint-Jean-d'Acre, il leur est désormais strictement interdit de sortir des limites de la ville forte.

Malgré cette limitation à ses allées et venues, qui se prolonge durant sept années, le "Serviteur" s'emploie à répandre le message bahá'i à travers le monde entier. Il entretient une volumineuse correspondance avec les fidèles et les chercheurs de partout. Dans cette tâche, il est aidé par des interprètes, des secrétaires, et ses quatre filles. Les seules, des nombreux enfants qu'il a eus de son épouse Munireh, une cousine germaine du Báb, épousée à Saint-Jean-d'Acre, qui aient survécu à la détention dans la forteresse. Il reçoit aussi énormément de visiteurs, de tous les pays, de toutes les religions, qui viennent l'interroger sur les problèmes spirituels, moraux ou sociaux qui les préoccupent.

Il prend encore le temps, chaque vendredi, de distribuer des aumônes prélevées sur sa propre cassette, pourtant restreinte. Les témoins de l'époque le décrivent comme un homme travaillant tôt le matin et tard le soir, se contentant de deux repas frugaux, d'une garde-robe très modeste et ne supportant pas l'idée de l'opulence tandis que d'autres se trouvent dans le besoin. Ils soulignent aussi son amour des enfants, des beautés de la nature, des fleurs.

L'un d'eux écrit: "Quand le Maître respire le parfum des fleurs, c'est un réel plaisir de le contempler. Lorsqu'il enfouit son visage parmi les corolles, il semble que la senteur des jacinthes lui confie quelque chose. C'est comme si l'attention était concentrée, comme si l'oreille était tendue pour capter une belle harmonie". Abdu'l-Bahá ne fait d'ailleurs pas que contempler les fleurs. Il aime aussi les offrir à ses visiteurs.

Ainsi va la vie jusqu'en 1908. laborieuse, sereine, féconde, même lorsque les rigueurs de l'assignation à résidence et les enquêtes des fonctionnaires turcs deviennent si menaçantes que le Consul d'Italie offre au "Serviteur" de le faire parvenir en toute sécurité dans n'importe quel port étranger de son choix. Ce dernier refuse: il doit, dit-il, suivre les traces du Báb et de son père, qui n'essayèrent jamais de s'enfuir ni de se dérober à leurs ennemis. Mais il engage la plupart des membres de sa communauté à quitter le voisinage de Saint-Jean-d'Acre, devenu trop dangereux pour eux, et y demeure seul avec sa famille et quelques fidèles. Au début de l'hiver 1907, l'enquête menée à son encontre touche à sa fin. Les fonctionnaires turcs qui ont séjourné sur place pendant un mois pour accumuler les preuves de sédition repartent pour Constantinople, apparemment bien décidés à préconiser un exil encore plus rude ou même l'exécution. A ce moment précis la révolution éclate en Turquie et y triomphe. Tous les prisonniers politiques et religieux de l'empire ottoman sont élargis.

En septembre 1908, Abdu'l-Bahá recouvre sa totale liberté d'action. Un an plus tard, le Sultan est déposé, emprisonné à son tour. C'est le temps où le gouvernement des "Jeunes Turcs", qui compte dans ses rangs quelques juifs ottomans, autorise, peut-être même encourage, par opposition aux nationalismes arabes, l'immigration juive en Palestine où le nombre des israélites passe de 20.000 à 50.000 pour atteindre 80.000 en 1914.

Enfin libre de voyager à son gré, Abdu'l-Bahá, menant toujours la même vie de travail et de charité, se contente d'abord de circuler entre Saint-Jean-d'Acre, Haïfa et Alexandrie. Mais, en 1911, il a alors soixante-sept ans, il prend, véritablement, son bâton de pèlerin pour porter la bonne parole à l'Occident. 1911 le voit à Londres, à Paris, où il partage son temps entre conférences et causeries quotidiennes. En 1912, il passe neuf mois en Amérique du Nord, qu'il traverse de l'Atlantique au Pacifique, s'adressant aux interlocuteurs les plus variés: étudiants, socialistes, israélites, mormons, chrétiens, agnostiques, espérantistes, sociétés pacifistes, associations de suffragettes. De nouveau en Angleterre, il fait une conférence à la société espérantiste en soulignant que lui-même encourage les bahá'is à apprendre l'espéranto afin que la compréhension soit meilleure entre l'Orient et l'Occident. Puis ce sont Stuttgart, Budapest, Vienne, où il fonde de nouveaux groupes bahá'is, qui l'accueillent. Il ne rentre à Haïfa qu'en décembre 1913.

Le long voyage, l'activité qu'il a déployée, après tant d'années déjà de fatigue, ont épuisé son corps, usé ses forces physiques. Mais son énergie intellectuelle, sa clairvoyance sont intactes. Aux bahá'is du monde entier, il y a désormais des communautés américaines, canadiennes, anglaises, allemandes, françaises, etc..., il adresse une épître pathétique:

"Amis, le moment approche où je ne serai plus parmi vous. J'ai fait tout ce qui pouvait être fait. J'ai servi de mon mieux la cause de Bahá'u'lláh. J'ai travaillé jour et nuit durant toute ma vie. (..) Je tends l'oreille vers l'Orient et l'Occident, vers le nord et le sud, espérant entendre les chants d'amour et de fraternité s'élever des réunions de croyants..."

En 1914, le monde lui répond par les roulements du canon. Peu de temps avant que la guerre soit déclarée, Abdu'l-Bahá, sans que l'on comprenne pourquoi, a conseillé à tous les pèlerins qui se trouvent auprès de lui de regagner leurs foyers, et refusé à des fidèles iraniens qui voulaient venir le visiter la permission de le faire. Il savait, à l'évidence, que le conflit était imminent.

Au lieu d'interrompre son activité, cela la décuple. La Palestine, isolée, connaît aussi les malheurs de la guerre et la disette. Il organise la mise en culture de vastes étendues près de Tibériade et approvisionne ainsi en blé non seulement la communauté bahá'ie, mais tous les malheureux d'Haïfa et de Saint-Jean-d'Acre, sans distinction de race ou de religion. Il distribue du pain, des dattes quand le pain manque, et, chaque jour, une somme d'argent répartie entre une centaine d'indigents.

Le 23 septembre 1918, après 24 heures de combat, Haïfa est occupée par la cavalerie anglaise et hindoue. La Palestine va passer sous contrôle britannique. Les officiers de sa gracieuse Majesté se pressent chez Abdu'l-Bahá; en 1920, il sera promu chevalier de l'empire britannique pour les services rendus à la cause de la réconciliation et de la prospérité des peuples.

Ses dernières années sont paisibles. Il prie, écrit, correspond de nouveau avec le monde entier, s'accorde quelques promenades à cheval, la distraction favorite de son adolescence, ou à pied. Sa maison ne désemplit pas de visiteurs de toutes les couleurs de peau, que visiblement sa conversation charme par la profondeur de ses vues, mais aussi sa courtoisie, et même son humour. Il sait faire rire avec des anecdotes amusantes et pleines d'esprit. "Ma maison est un foyer de rires et de bonheur", dit-il.

Le 28 novembre 1921 il quitte définitivement ce foyer, en glissant si paisiblement dans la mort que ses filles, qui veillent près de son lit, l'on cru d'abord simplement endormi. Le 29 novembre, Haïfa lui fait des funérailles grandioses, auxquelles assistent le gouverneur de Jérusalem, des représentants du gouvernement, les ambassadeurs des différents pays accrédités à Haïfa, les chefs des communautés religieuses, des chrétiens, des juifs, des musulmans, des kurdes, des égyptiens, des druzes, des turcs, des grecs, des américains, des européens, des riches, des pauvres. Dix mille personnes gravissent les pentes du Mont Carmel où Abdu'l-Bahá, "le Serviteur", est inhumé auprès du Báb, "la Porte". Neuf orateurs des communautés musulmane, chrétienne et israélite prononcent son éloge. Au moins pour cette circonstance, selon les enseignements de la foi qu'il a servie, les barrières de race et de religion sont tombées.

Par testament il a chargé son petit-fils, Shoghi Effendi, de reprendre le flambeau. L'histoire contemporaine du bahá'isme commence.


CHAPITRE III - LES CHEMINS DE LA FOI

On comprend bien comment les hommes et les femmes qui côtoyèrent le Báb puis Bahá'u'lláh, ou son fils Abdu'l-Bahá, furent convaincus par leur charisme, enthousiasmés par leur message de paix, d'unité, de justice et d'espérance, et se convertirent. Il est clair aussi que, dans l'Iran du milieu du XIXe siècle, en proie aux désordres évoqués dans le chapitre précédent, la foi bahaie, source de clarté dans tant de ténèbres, trouva un terrain propice à son éclosion. Puis joua le bouche à oreille, la parole, si familière, si chère aux peuples de l'Orient, si bien maniée par eux, entre poésie, métaphore et rhétorique.

Mais nous touchons au deuxième millénaire. On déplorait un peu partout le déclin des valeurs spirituelles. On soulignait l'abandon des grandes religions traditionnelles, tout en ayant paradoxalement à s'effrayer de la montée des intégrismes intolérants. En prophétisant: "Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas", André Malraux fut peut-être le premier à pressentir un renversement de la situation que certains signes, comme l'écho donné aux manifestations des catholiques charismatiques, sans parler de la floraison souvent douteuse de sectes diverses, commencent à confirmer.

Sans publicité, sans médiatisation spectaculaire, sans bruit. la religion bahá'ie au cours des 25 dernières années, est passée de 500.000 à près de 5.000.000 de fidèles (ces chiffres sont notamment donnés dans l'Encyclopedia Britannica). Elle est, après le christianisme, celle qui a la plus grande extension géographique dans le monde. Comment devient-on bahá'i aujourd'hui, alors que les descendants directs des premiers convertis iraniens ne sont plus qu'une poignée et que ceux qui sont restés en Iran sont opprimés? Par quels chemins la voix du prophète Bahá'u'lláh atteint-elle les oreilles américaines, européennes, africaines, sud-américaines, asiatiques ou australiennes presque un siècle après sa mort?

Pendant notre séjour à Haïfa, où étaient réunis des représentants de tant de nationalités et de races, puis en France, où se poursuivait notre enquête, nous avons, au cours de rencontres parfois programmées, parfois improvisées, demandé à des hommes et des femmes de toutes les conditions et de tous les âges de nous raconter ce que fut leur chemin vers la foi. Cela nous permettait aussi de demander à des jeunes comment ils acceptaient certaines règles de vie qui nous paraissaient bien rigoureuses pour l'époque: interdiction des relations sexuelles hors du mariage, nécessité de l'obéissance aux décisions des institutions élues, et, sur le plan politique, respect des lois civiques sauf, celles les contraignant à renier leur croyance, défense de combattre un gouvernement, même le plus perverti, par la violence etc.

Presque tous nous ont répondu avec une totale sincérité, une évidente liberté, sans se dérober à des questions parfois très intimes, par exemple sur la sexualité, sans nous réciter surtout une sorte de catéchisme qui leur aurait été habilement insufflé. Chaque récit était différent, comme étaient différents les parcours qui les avaient amenés à leur foi et leur manière de la vivre. Il est dit dans les enseignements bahá'is que la recherche de la vérité est une affaire personnelle, à mener par chaque adulte voyant avec ses propres yeux, jugeant avec son propre intellect. Visiblement, tel était bien le cas de nos interlocuteurs. Voici, dans l'ordre même où nous les avons recueillis, d'abord à Haïfa, puis en France, quelques-uns de ces récits. Une précision avant de les aborder, il n'y a dans la foi bahá'ie, ni rituels, ni sacrements comparables au baptême, à la communion ou à la confirmation. Quand un être, obligatoirement adulte, décide qu'il adhère à cette religion, il lui suffit de se déclarer bahá'i.


A) Jean-Marie Nau, 36 ans, Luxembourgeois, service de sécurité.

"J'avais 17 ans quand j'ai rencontré pour la première fois, au Luxembourg, un bahá'i iranien. Je faisais des études d'économie. Mes parents étaient catholiques, mais sans fanatisme aucun. Moi, j'étais un étudiant comme les autres, même si les études d'économie me décevaient au point que pendant deux ans, j'y ai ajouté un monitorat de pédagogie. J'aimais la musique je l'aime toujours. Je jouais de la trompette. J'en joue toujours. Et comme beaucoup de gens de ma génération, de temps en temps, je fumais un peu d'herbe. Je m'intéressais beaucoup à la psychologie, et je réfléchissais parfois sur les autres religions, sans bien les connaître. Je n'avais rien d'un mystique. Les premiers contacts, nés du hasard, que j'ai eus avec ce bahá'i iranien, n'ont pas été décisifs, je le trouvais trop idéaliste. Je me suis pourtant procuré quelques bouquins sur sa religion.

Un peu plus tard, je me suis senti dans une impasse, je ne trouvais plus de sens à ma vie, j'étais plutôt dans le noir. J'ai repris les livres bahá'is, en pensant que j'y trouverais peut-être quelque chose, et j'ai revu le bahá'i qui m'avait parlé de sa foi. Au début, j'avais surtout l'esprit critique. Puis je suis devenu sympathisant, mais toujours extérieur. Et comme cela, pendant deux ans, j'ai un peu mené une double vie, fréquentant des écoles d'été qui avaient pour thèmes la morale, l'éducation ou l'histoire des religions. Enfin, j'ai franchi le pas, quand j'ai été vraiment sûr de moi.

Un peu plus tard, j'ai souhaité me mettre, pour quelque temps, au seul service de la foi bahá'ie. Je voulais d'abord aller en Afrique, avec un institut mobile. Puis j'ai su qu'il y avait du travail à faire ici, en Terre sainte, au Centre Mondial, pas au service financier, je n'avais de toute façon pas assez d'expérience, mais au service de sécurité. J'ai posé ma candidature, et elle a été acceptée. J'ai payé mon voyage. Si on reste au moins 18 mois, ce qui était mon cas, la communauté peut le prendre en charge, mais si on peut le payer soi-même, c'est mieux. Ici, l'accès à la foi m'a paru plus facile qu'à travers les communautés allemandes ou luxembourgeoises. J'étais timide, mais le fait de me retrouver avec cent cinquante autres jeunes bahá'is du monde entier m'a fait surmonter très vite cette timidité. J'aurai bientôt fini mon séjour en Terre sainte. Je vais partir pour servir quelque temps en Côte d'Ivoire, puis je retournerai au Luxembourg travailler dans la banque, mais tout sera différent, puisque je ne suis plus dans le noir, puisqu'il y aura un sens.

Evidemment, j'ai des copains qui ne sont pas bahá'is. Je ne me sens différent d'eux qu'en ce sens: je sais. On en parle s'ils en ont envie. Il y en a qui ne croient pas en Dieu. Ce n'est pas une barrière entre nous. En revanche, j'ai eu un problème avec ma copine: elle n'aimait pas les Iraniens...

Ma conversion a surtout été difficile pour mes parents. Ils me sentent ailleurs. Ils ont du mal à l'accepter. Vous me demandez comment on devient bahá'i ? Devenir bahá'i, c' est au fond un mystère."


B) Benoit Huchet, français, 25 ans, jardinier.

(Le cheveu rebelle, le rire aux lèvres, tout en nerfs et en vivacité).

"Mes parents sont catholiques. Je suis le dernier né d'une famille nombreuse: j'ai six soeurs et un frère. La religion m'a toujours préoccupé, mais à ma manière. A onze ans, j'ai refusé de faire ma première communion, je ne voulais pas donner ma vie pour "lui". Et je n'ai pas tardé à me demander pourquoi il y a tant de religions puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu. Alors, à quinze ans, j'ai décidé de faire le tour du monde à vélo pour les voir toutes. En plus, j'avais toujours eu dans l'idée d'aider les gens pauvres.

J'ai d'abord voulu aller en Israël, avec l'espoir qu'en Terre sainte je trouverais une réponse à mes questions. Je suis arrivé jusqu'à 2 kilomètres de Jéricho par la Jordanie, en oubliant juste un détail: la frontière, à l'époque, était infranchissable entre la Jordanie et Israël. J'ai été arrêté là. Après, j'ai été en Extrême-Orient, Birmanie, Thaïlande, etc, toujours avec mon vélo. Je me suis fait voler tout mon argent. J'ai vécu dans des temples bouddhistes, hindouistes, des mosquées, et mon sentiment qu'il n'y a qu'un seul Dieu, que c'est bien le même que tous les hommes prient, s'est confirmé. Je suis rentré en France. Le retour a été très dur. J'ai travaillé un bon moment dans un restaurant de la côte d'Azur (je suis cuisinier-pâtissier) mais j'avais toujours envie d'aller en Israël. Alors j'ai récidivé, en auto-stop et bateau-stop, en passant par Chypre. Par malchance, je suis entré à Chypre par le côté turc, et je me suis retrouvé devant le même problème qu'en Jordanie: impossible de passer d'un pays musulman en Israël. Je suis encore revenu en France. Evidemment, j'aurai pu joindre la Terre sainte en prenant l'avion. Mais pour moi, c'était impensable. Il fallait que ce soit un pèlerinage par la route.

En France, tout à fait par hasard, parce que le titre m'avait attiré, j'ai acheté un bouquin qui s'appelait La terre n'est qu'un seul pays (André Brugiroux, La terre n'est qu'un seul pays, Robert Laffont, Paris, 1975). Et j'ai découvert la foi bahá'ie, avec la doctrine de la révélation progressive, par les Prophètes qui sont les envoyés successifs de Dieu, l'espérance d'une religion unique pour une race unique: celle des hommes. J'avais trouvé ce que je cherchais. J'ai tout de suite fait lire le livre à mes parents. Je me suis informé un peu plus. Trois semaines plus tard, j'étais bahá'i. J'ai assisté à des conférences. J'ai posé ma candidature pour venir ici. Elle a été acceptée. Et pour remercier Bahá'u'lláh, je suis venu à pied.

J'aime le travail de jardinier que je fais ici. Ni l'interdiction de l'alcool, ni celle des rapports sexuels avant le mariage ne me pèsent. C'est une discipline d'hygiène de vie que j'accepte volontiers, parce que j'en comprends les raisons. Mon séjour va bientôt se terminer Je vais partir comme pionnier, les pionniers sont ceux qui préparent l'instauration de la foi là où il n'existe pas encore de communauté bahá'ie, au Bénin. Et là, comme tout bahá'i doit gagner sa vie sans peser sur quiconque, je gagnerai la mienne en ouvrant un restaurant, puisque je suis cuisinier."


C) Samuel Tanyi-Tambe, camerounais, 30 ans, jardinier.

(Un grand homme très calme, très concentré).

"Je suis né dans un pays à dominante musulmane, mais de père bahá'i. Il n'a rien fait pour m'imposer sa foi. Jusqu'à 16 ans, je buvais, je fumais, et je n'avais rien d'un mystique. Puis j'ai commencé à m'intéresser à l'enseignement bahá'i, j'ai 1u les livres de cette religion, et il m'a semblé qu'elle convenait mieux à notre époque que le christianisme ou l'islam, j'étais très frappé par sa conception d'un seul genre humain. Je voyais très bien aussi quel rôle elle pouvait jouer, par son aspect social, sa conception du développement, dans l'évolution de mon pays, notamment sur le plan agricole. En 1977, je me suis déclaré bahá'i. J'ai travaillé dans un programme de développement social au nord-ouest du Cameroun, comme journaliste attaché au service de presse d'une société nationale.

Plus tard, je suis venu en pèlerinage sur les Lieux saints. C'est une chose très personnelle. J'ai ressenti en arrivant une immense émotion, un élan de foi dans la vie qui a donné tout son sens à ce pèlerinage, et j'ai demandé à rester comme volontaire. Le travail de jardinier que j'accomplis ici me plaît beaucoup. Je participe à la beauté de la nature. Je travaille en collaboration avec des experts qui m'apprennent énormément.

Ne pas boire, ne pas avoir de rapports sexuels avant de se marier, c'est une règle que l'on comprend, et à laquelle on se plie au fur à mesure de sa réalisation personnelle. Ce qui me paraît important, et ce qu'apporte la foi bahá'ie, entre autres choses, c'est une incitation, une base pour développer ses capacités.

Lorsque mon service volontaire ici sera terminé, j'irai à Londres pour continuer mes études, puis je rentrerai au Cameroun pour y vivre, et être journaliste. Je voudrais pouvoir exprimer sur les événements un point de vue politique qui ne soit pas celui d'un parti quelconque: les partis montrent leurs limites. La communication est une affaire très importante, à laquelle, je crois, un bahá'i ne peut rester étranger."


D) Tiati Zock, 33 ans, camerounais, service de sécurité.

(A la fois très fin et très solide, spontané et réfléchi).

"Je suis né au Cameroun, de parents musulmans. J'ai fréquenté l'école protestante, et je suis devenu protestant. Mais déjà je demandais au pasteur, qui n'était pas content de mes questions, pourquoi il y a tant de religions. Quant aux catholiques, ils n'étudiaient pas, ils chantaient et louaient la vierge Marie. Cela ne pouvait me satisfaire. Un dégout de toutes les religions m'est venu, elles étaient toutes les mêmes. J'ai renoncé à toute recherche de foi!

Après l'école, j'ai poursuivi des études de science économique à l'Université de Yaoundé. Puis un jour, alors que j'étais dans ma chambre, un de mes cousins recevait un pionnier bahá'i et j'ai entendu un peu de leur conversation. Elle m'a intéressé. J'ai revu ce pionnier, et je me suis dit: le pasteur bahá'i répond à toutes les questions devant lesquelles les protestants se dérobaient. Il m'a expliqué la révélation progressive. Pour moi aussi, ce fut une révélation. J'ai étudié les enseignements, et, de plus en plus convaincu, je me suis déclaré bahá'i, et je suis parti au Ghana comme pionnier, bien sûr en gagnant ma vie sur place, comme le veut notre foi.

Moi qui étais un grand buveur, d'autant plus que mon père est récoltant de vin de palme, j'ai cessé de boire. Je me suis senti devenir une autre personne, en pleine santé. La chasteté pose évidemment un problème, mais quand on ne boit plus on contrôle beaucoup mieux ses émotions, et cela change l'aspect des choses. En vérité, ces règles de vie sont une bénédiction, surtout dans les temps que nous vivons, et le prix à payer est bien bas comparé au gain qu'elles apportent. Nous sommes faibles, dans une société perverse. Dominer cette faiblesse cesse vite d'être une contrainte pour devenir une joie.

Enfin, j'ai voulu venir ici en pèlerinage, et, en même temps, je sentais le besoin d'apprendre, sur les Lieux saints mêmes, à servir l'humanité. J'ai su que la Maison de Justice avait des besoins en volontaires. J'ai écrit. Il n'y avait pas de poste vacant dans le domaine de mes compétences, économie ou finance, mais des besoins au service de sécurité. Cela n'avait aucune importance, puisque l'essentiel était de servir.

Je suis arrivé il y a tout juste un mois, en payant moi-même mon voyage, et j'ai rencontré ici la fraternité universelle. Etre agent du service de sécurité ne me dérange pas. C'est peut-être le mot sécurité qui n'est pas adéquat, puisque nous ne sommes pas armés, que nous nous occupons surtout des clefs et d'écarter les importuns, et que pour cela il n'y a pas besoin d'avoir pratiqué les arts martiaux, ou même d'être un costaud. Pour moi, l'idée de sécurité, c'est essentiellement l'idée de prévention, il s'agit de prévenir le crime qui a toujours deux causes: l'intention et l'opportunité. Ce n'est pas en contradiction, au contraire, avec notre règle de non violence. Plus tard, j'aimerais vraiment visiter l'Europe, puis retourner en Afrique, voir ce qui peut y servir, être utile. Bien sûr, le développement, la construction d'hôpitaux, etc, ce sont des choses très importantes, essentielles, mais l'éducation l'est encore plus, parce que l'un découle de l'autre.

Dieu a donné à chacun différentes capacités, qu'il nous appartient de développer. Ainsi le dit la foi bahá'i qui est une religion majeure pour des gens mûrs."


E) Bill Collins, américain, la quarantaine, responsable de la bibliothèque.

(Fin, plein d'humour, un regard singulièrement vif, une recherche vestimentaire certaine et très joyeuse, entre l'harmonie de la chemise et de la cravate aux couleurs vives. Sur le mur de son bureau, entre les piles de livres et de revues, une photo très amusante du pape en train de se servir de ses mains comme lunettes. Bill Colins n'appartient pas à la catégorie des jeunes gens effectuant leur volontariat, mais assume depuis plusieurs années la fonction de chef bibliothécaire, pour laquelle il perçoit le salaire minimum, identique pour tous. des bahá'is fixés en Terre sainte pour une longue durée)

"Je suis américain, de parents baptistes. J'ai été à l'église baptiste, j'ai été élevé dans le catéchisme baptiste. A douze ans, je commençais à réfléchir sur la religion, j'ai 1u la Bible, comme un roman. J'en ai été très ému. Disons que je suis devenu chrétien avec ma propre interprétation. Je n'étais pas d'accord avec l'enseignement baptiste sur beaucoup de points, notamment la création du monde. Il y a un symbolisme des textes religieux qu'il faut décrypter. Je l'ai découvert avec la foi bahá'ie, mais, à l'époque, le pasteur était incapable de répondre à mes questions. Je n'allai pas m'arrêter en si bon chemin. Après la Bible, j'ai dévoré le Coran, dans une traduction anglaise. Encore une fois, j'ai été très ému, et je me suis fait vertement tancer par les responsables de mon éducation. Ce qui ne m'a pas empêché d'enchaîner avec les textes du bouddhisme, des mormons, etc. Je ne sais pas si c'était un signe avant-coureur mais, à 18 ans, j'ai rédigé un devoir sur le sens de l'unité, et j'ai été premier de ma classe...

Puis, à la télévision, j'ai vu une émission sur la religion bahá'ie. J'ai trouvé ça vraiment juste. J'ai écrit pour recevoir de la documentation. On m'a envoyé des livres et, encore une fois, je les ai lus comme un roman. Ensuite, je suis parti pour le Vermont étudier le français, le russe et l'espagnol. Et là, j'ai enfin rencontré trois hommes de la foi bahá'ie. Ils n'étaient pas tels que je croyais les trouver. Rien ne les distinguait des autres. Je n'ai pas été déçu, sûrement parce que, sans le savoir, j'étais déjà bahá'i. Et je me suis, à mon tour, déclaré bahai. Je n'avais pas encore atteint mes 19 ans.

Lorsque mes études ont été terminées, j'ai obtenu un poste à la bibliothèque de Syracuse. Là j'ai rencontré ma femme, qui elle aussi était bahá'ie. Nous nous sommes mariés. J'ai travaillé ensuite à la bibliothèque historique du Wisconsin, puis j'ai appris que le Centre Mondial cherchait un bibliothécaire, j'ai déposé ma candidature. Six mois plus tard, j'ai reçu une lettre d'invitation, et nous sommes arrivés au Centre Mondial. C'était en 1977. Notre fils Jonathan est né cette année là et notre fille Sarah deux ans plus tard. La vie ici, tous ensemble, c'est un peu comme dans un kibboutz. Il y a des choses qui vont bien, et des choses qui ne vont pas. Beaucoup de bahá'is n'arrivent pas à vivre tout ce qu'ils disent. Moi non plus, mais nous faisons un effort constant.

Notre foi a des principes, mais comment les appliquer concrètement? Evidemment, nous avons le droit et même le devoir de compréhension individuelle. Mais l'interprétation définitive ne peut être que celle du "Gardien". Par exemple, vous me dites que d'après des propos qui vous ont été tenus ici par certains de mes aînés, la contraception nous serait interdite sauf lorsque la vie de la mère ou de l'enfant sont en danger. Il n'y a là dessus aucun interdit de Bahá'u'lláh. S'il y en avait, je le saurais: je suis le bibliothécaire! C'est une affaire de décision personnelle.

Vous m'avez aussi raconté qu'à vos questions sur l'attitude bahá'ie face aux régimes tyranniques, aux responsables des guerres économiques, ou à notre principe d'obéissance au gouvernement dont nous dépendons, même s'il est injuste, pervers, corrompu, sanguinaire, vous aviez parfois obtenu une réponse un peu jésuitique. Il y a beaucoup de jésuites bahá'is. Personnellement, j'aurais du mal à admettre que des gens qui combattent un gouvernement insupportable au Chili par exemple soient de ce seul fait exclus de notre communauté. Même chose pour l'Afrique du Sud. La Maison de Justice, qui décide pour la collectivité, a fait une déclaration sur l'Apartheid en soulignant son caractère abominable, mais dit aussi que nous ne pouvons pas agir contre l'Afrique du Sud. Personnellement, je vis le dilemme de l'intellectuel. Dans quelle direction faut-il aller? Je crois qu'il est nécessaire de prendre du recul, de toujours trouver des moyens de donner de nouvelles interprétations. De toujours vérifier que la foi bahá'ie apporte quelque chose. Le Verbe et l'interprétation forment un tout. Mais il faut trouver le juste équilibre entre l'interprétation et le Verbe.

Je pense que je partirai d'ici dans deux ou trois ans: je sens que la bibliothèque a besoin d'un point de vue frais."


F) Arlette et Gaston Mattheus, belges

Lui, 68 ans, assure la décoration et la restauration des aménagements de la Maison de Justice. Elle s 'occupe de tout ce qui est rideaux, tissus, etc. (Interview à deux voix, où chacun raconte son propre parcours avant de finir par un nous que l'on sent indissociable.)

Elle:
"Je faisais en Belgique des études techniques. Je n'étais ni spécialement mystique, ni spécialement religieuse. Un peu par hasard, j'ai accompagné mon frère à une réunion bahá'ie qui se tenait à Ostende. Ce qui m'y a d'abord intéressé, c'est la conception d'une seule race humaine, la condamnation de tout racisme, de toute ségrégation, quelle qu'elle soit, qui correspondait vraiment à ce que je pensais. Sans me convertir encore, je suis devenue une sympathisante.

Lui:
"Moi, je suis issu d'une famille chrétienne, très attachée à l'Eglise. J'ai été confronté très jeune à ce que l'on pourrait appeler "les coulisses" du catholicisme. Je me suis écarté de l'Eglise, mais pas du Christ. Il me semblait que notre époque était trop troublée pour n'être pas aussi messianique. Dans les années 50, j'ai fréquenté des protestants, des sectes... Cela ne m'a rien apporté. En revanche, ma certitude du besoin messianique ne faisait que grandir. J'étais persuadé que quelque chose allait changer, et que le changement ne pourrait venir que de l'Orient, parce qu'il y a des terres prédestinées. En 62, j'ai pris ma voiture et je suis parti pour Bethléem, Jérusalem, à l'époque sous domination jordanienne, avec impossibilité de passer la frontière israélienne. J'ai rencontré le monde arabe, la Syrie, la Jordanie. En fait, je n'ai rien rencontré du tout, si ce n'est des éléments de division: chacun son petit bout du tombeau du Christ... Je suis rentré à Bruxelles.

Là, j'ai fait la connaissance d'Arlette. C'est elle qui, la première, m'a parlé des bahá'is. Ce qui m'a d'abord retenu: le nom de Bahá'u'lláh, la Gloire de Dieu. J'ai 1u un livre sur le baháisme. Puis j'ai vu une affiche annonçant une conférence sur cette foi. Nous y sommes allés. Nous y avons rencontré un bahá'i intelligent, qui nous a expliqué sa foi. Ses explications correspondaient à mon attente messianique. Nous avons étudié, enfin nous nous sommes déclarés bahá'is, et nous nous sommes mariés devant une assemblée spirituelle locale (organe administratif bahá'i à l'échelle locale).

Pour moi, certains enseignements étaient difficiles à intégrer. Surtout l'amour de toute l'humanité, quelle qu'elle soit. J'avais eu à souffrir du nazisme. J'avais l'horreur des Allemands. Aller assister à une conférence bahá'ie en Allemagne était pour moi une épreuve. Surmonter cela, c'était franchir un grand pas. Il y a fallu plusieurs années.

Puis nous avons senti le besoin de nous donner complètement à la Cause. J'étais décorateur. J'ai transformé mon entreprise, et nous avons fondé en Belgique la maison d'édition francophone de textes concernant notre foi, dont certains ouvrages ont été diffusés par les Presses Universitaires de France. Cela a duré 20 ans. Enfin, nous sommes venus ici pour achever la décoration intérieure de la Maison de Justice. Nous sommes là depuis sept ans. Nous espérons pouvoir rester en Israël jusqu'à la fin de notre vie. Si le Centre Mondial bahá'i et les lieux que bous vénérons sont ici, ce n'est pas un hasard. Israël, berceau de la civilisation chrétienne, est vraiment une Terre sainte, un lieu prédestiné."


G) Darlen Hodge, antillaise, Responsable du service d'entretien de la Maison de Justice et des Lieux Saints

(Une ronde jeune femme aux cheveux longs, très gaie, parfaitement décontractée.)

"Je suis née à l'Ile de Saint-Martin, aux Antilles. Nous sommes huit enfants. Ma mère est catholique, mon père rosicrucien. Ça fait déjà un drôle de mélange. Vers 12 ans, j'ai commencé à me poser des questions. Je croyais en Dieu, mais je ne comprenais rien à la religion telle qu'elle m'était présentée. Je ne l'aimais pas. J'ai essayé d'interroger le prêtre. Pendant huit mois. je l'ai martyrisé avec mes questions auxquelles il n'avait pas de réponse. Il m'écoutait en buvant du gin. Il a fini par me dire "d'accord, laisse tomber". J'ai laissé tomber jusqu'à 18 ans... Et puis une femme bahá'ie est venue s'installer en face de notre maison. Sa façon d'être me plaisait. Je l'ai interrogée. Elle, elle a su répondre à mes questions. Tout ce qu'elle m'expliquait me paraissait logique, cohérent. Enfin. j'avais trouvé. A 19 ans, je suis devenue bahá'ie.

J'ai fait deux ans d'université, puis j'ai voyagé, pour vérifier que l'humanité est bien une. J'ai ainsi séjourné dans d'autres îles des Antilles, aux Etats Unis, au Surinam, en Guyane française, etc. Je travaillais pour gagner ma vie. Tantôt, je m'intégrais à une communauté bahá'ie tantôt, s'il n'y en avait pas, j'en créais une. J'étais pionnière, pas missionnaire, pas religieuse, pas "vertueuse". Aux Caraibes et en Amérique du Sud, ne pas boire et ne pas avoir de vie sexuelle hors du mariage c' est difficile, une véritable mise à l'épreuve. Si Dieu n'accepte pas ça, tant pis pour lui.

Enfin, je suis venue servir ici. Ma journée commence trop tôt. Je suis debout à cinq heures. J'organise l'entretien de tous les locaux, y compris les lieux saints, à la tête d'une équipe de 22 personnes. A six heures, ça démarre. On finit vers 15 h 30. Vraiment, il y a des jours où j'aimerais pouvoir dormir un peu plus tard. A part ça, notre vie ici ressemble à celle de tous les jeunes. Nous ne sommes pas des moines et des nonnes. Bien sûr, nous ne buvons pas d'alcool, mais nous faisons des boums. de la musique. nous dansons... et c'est très joyeux.

Cela dit, je ne crois pas que je vais rester très longtemps au Mont Carmel. Il y a tant de travail à faire ailleurs, pour un bahá'i, surtout dans les pays les plus défavorisés. Est-ce que la foi bahá'ie m'a changée? Non, elle ne m'a pas changée. Mais grâce à elle les graines qui étaient en moi ont poussé et grandi. Voilà."


H) Joshua Lincoln, américain, service de sécurité, 18 ans

(Blond, très courtois. Un peu timide. Parle un français parfait.)

"Mon père est avocat et ma mère musicienne. J'ai un frère et une soeur. Je suis né aux U.S.A. Mes parents ont beaucoup voyagé. Actuellement, ils sont en Côte d'Ivoire, après avoir passé onze ans en Centre Afrique, cinq ans au Cameroun, deux ans aux U.S.A. Ils sont bahá'is tous les deux, mais ne m'ont imposé aucun enseignement de caractère religieux marqué. Par exemple, ils ne me faisaient pas réciter de prières bahá'ies. Ils n'étaient pas très sévères. Ils me témoignaient plus de confiance que la plupart des parents de mes copains à leurs enfants. L'important pour eux était de montrer l'exemple; de m'inculquer quelques règles de vie comme le respect, l'amabilité, de bonnes manières, un savoir-vivre qui ne soit pas celui d'un voyou. J'ai vraiment eu une enfance très heureuse, dans une famille unie, et je crois que je n'ai jamais menti, parce que je n'en ai jamais éprouvé la nécessité.

Après, j'ai eu une période de révolte et d'anti-religion qui a duré deux ans. J'étais pensionnaire, tout seul, dans un lycée au nord de Boston. C'était vraiment très dur, parce que c'était un établissement privé, très sélectif, où tous les élèves étaient d'un haut niveau, mais en même temps on y connaissait tous les problèmes actuels: alcool, drogue, sexe. J'étais mis à part et je me sentais à part. Plus les études, ça faisait beaucoup.

Finalement, le calme est revenu dans ma tête, et je me suis déclaré bahá'i. J'ai préparé un dossier de droit sur les relations internationales, avec l'arrière pensée de servir la foi bahá'ie, parce que cet aspect du droit international est important pour notre cause et il va l'être aussi pour le monde entier, plus spécialement encore pour l'Europe, dans les années qui viennent.

Diplômé du lycée de haut niveau où j'ai achevé mes études secondaires, je pouvais m'inscrire dans huit universités américaines. Il n'y en avait que deux où j'avais envie d'aller, les autres ne m'attiraient pas. Mais dans les deux qui m'intéressaient, le dossier d'acceptation m'est arrivé trop tard pour les inscriptions de l'année. Je me suis retrouvé avec douze mois libres devant moi. J'ai éprouvé le besoin d'approfondir les écrits de Bahá'u'lláh, de faire, en quelque sorte, de cette année vide, une année sabbatique. J'ai proposé ma candidature, elle a été acceptée, et c'était exactement ce qu'il me fallait. Mes parents m'ont encouragé à partir, puisque je l'avais choisi. Je n'ai jamais été plus proche d'eux que depuis que je les ai quittés.

Lorsque mon service ici sera terminé, je retournerai aux Etats Unis pour continuer mes études à l'université, et me spécialiser en droit international, toujours dans l'optique de servir ma foi."


I) Debbe Simon, Américaine. Venue au Centre Mondial pour faire, pendant un an, un travail de bureau. A vécu en France.

(Très fine, mobile, souriante, avec de beaux cheveux châtains qui dansent en frange au-dessus de ses yeux.)

"Je suis née dans une famille bourgeoise, protestante et pratiquante, très comme il faut. Enfance sans histoire. Etudes sans histoires. Université où je me préparais au professorat d'anglais. Pour ma troisième année de faculté, je suis venue en France, à Aix en Provence. C' était en 1968. J'ai pris des positions politiques, j'ai participé à des manifestations d'étudiants. Cela ne changeait pas beaucoup de Berkeley qui était, à l'époque, en plein désordre. D'ailleurs, c'est bien à Berkeley que toute cette contestation étudiante avait commencé. Et puis il y avait la guerre du Viêt Nam, et j'avais un peu honte d'être américaine.

Peu après, j'ai quitté l'Université, et j'ai été prise par le mouvement Hippy. J'ai rejoint une communauté. J'y étais très heureuse. C'était le retour à la nature, scier le bois, faire le pain, aller chercher l'eau. J'étudiais les religions orientales, le yoga, nous avions des gourous. C'était le début d'une quête spirituelle qui rejetait les bases chrétiennes dans lesquelles je trouvais, alors, quelque chose de mort.

Puis une amie qui étudiait la foi bahá'ie m'a emmenée à une réunion. Un vieux monsieur y parlait de prière et de méditation. La Révélation progressive m'a paru une évidence. Et la main de ce vieux monsieur, qui avait tenu la main d'Abdu'l-Bahá a pris la mienne! J'ai commencé à lire les écrits bahá'is et à profiter de ces livres. Après le noir, il me fallait des études spirituelles. La foi bahá'ie, finalement, répondait à toutes mes questions, et j'ai décidé de m'engager. Je ne pouvais pas changer de vie tout de suite mais par exemple, avec une amie, j'ai observé le jeûne du calendrier bahá'i. Toute la communauté me croyait folle. Il était temps de la quitter.

Evidemment, je n'avais pas un centime. Une famille bahá'ie m'a en quelque sorte adoptée. Je suis retournée à l'université. J'ai changé de "look" pour la foi. J'avais déjà renoncé à la drogue. Mais les enseignements bahá'is imposent aussi la décence. J'ai eu plus du mal à abandonner l'habitude de vivre nue, ou le plaisir des bains collectifs que pratiquaient alors toutes les communautés hippies, et bien d'autres américains.

J'ai achevé mes études. Puis, comme je parlais bien le français, l'assemblée bahá'ie locale a souhaité m'envoyer en France. D'abord, j'ai obtenu une bourse. J'ai travaillé autour de Toulouse, ou je faisais des réunions d'information sur notre foi souvent le soir, dans les mairies des petits villages.

Enfin, comme j'étais professeur d'anglais, la faculté m'a proposé un poste d'enseignante et j'ai été nommée à Avignon où j'étais la seule bahá'ie. J'ai beaucoup aimé la France. Les gens y sont parfois plus ouverts. J'y suis restée assez longtemps, et, pendant cinq ans, j'ai été élue à l'Assemblée nationale bahá'ie. Ensuite, j'ai demandé au rectorat un congé sans solde d'une année; je suis arrivée ici pour servir en accomplissant un travail de bureau. Et j'ai rencontré mon mari, après douze ans de chaste célibat. Mais quand on voit les ravages des maladies sexuelles transmissibles, les couples qui se défont parce qu'ils ont démarré sur de mauvaises bases, on comprend les raisons de cette règle. De toute façon, ce que je faisais, je voulais le faire à fond. Si l'on n'est pas capable de se plier à ces contraintes pour respecter Dieu, c'est que l'on prend Dieu pour une plaisanterie. D'ailleurs, vous savez, le vieil homme que j'avais rencontré à la première réunion bahá'ie, quand j'étais hippy, m'avait dit, en étudiant ma main: "vous auriez pu être religieuse."

Après mon mariage, avec un bahá'i, il s'occupe de la restauration des bâtiments de Saint-Jean-d'Acre, j'ai encore travaillé deux ans, puis j'ai eu une petite fille, qui a deux ans maintenant. Et je me suis arrêtée de travailler pour m'occuper d'elle. Cela m'a fait un effet bizarre, j'avais toujours travaillé. Parfois, je me sentais frustrée de n'avoir plus une fonction professionnelle. Encore une fois, il a fallu que je change ma manière de voir. Cela m'a aussi permis de m'ouvrir un peu sur les israéliens. Pour des raisons que vous connaissez, il n'y a pas, en Israël, de bahá'is israéliens, et notre communauté a très peu de contact avec la population locale. Nous vivons un peu. c'est vrai, en circuit fermé. Par le biais de ma petite fille, j'ai pu nouer des relations avec des mères israéliennes, et je l'apprécie beaucoup. Evidemment, nous ne parlons pas du tout de religion, mais il y a tant d'autres choses dont les femmes peuvent parler entre elles.

Savez-vous quelle est une des choses qui me frappe le plus dans la foi bahá'ie? C'est que les prophéties des indiens d'Amérique, et je connais bien leur culture, ont été accomplies par Bahá'u'lláh."


J) Pascal Molineaux, 25 ans, suisse, jardinier.

"Mon père est catholique et travaille à l'Office Mondial de la Santé. Ma mère est protestante. Cette différence entre eux est plutôt source d'échanges que de conflit: ils font partie tous les deux d'un groupe d'études bibliques et n'ont par ailleurs que peu de contacts avec les Eglises officielles.

J'ai eu une enfance très tranquille, avec une éducation plus ou moins catholique, j'allais au catéchisme, mais très libérale. On ne pourrait dire que la religion me tracassait. Quand même, j'avais 1u la Genèse.

A 17 ans, je suis parti aux Etats-Unis pour mes études universitaires, et j'ai préparé une maîtrise de développement rural et international. C'était la voie dans laquelle je voulais m'engager. J'étais conscient de l'importance de ce problème dans le monde actuel. Dans le cadre de ces études, je devais obligatoirement accomplir un stage dans un pays en voie de développement.

J'ai entendu parler d'un projet de développement rural dans le sud-ouest de la Colombie, près de Cali. J'ai su, après, que les bahá'is en étaient les instigateurs. J'y suis allé, j'y suis resté deux mois, et j'ai noué des liens d'amitié avec les gens qui travaillaient sur le terrain. Avec l'un d'eux surtout. Il était bahá'i. Son comportement m'étonnait. Je l'ai questionné, Il m'a un peu parlé de sa foi, et invité à un "coin de feu". C'est ainsi que les bahá'is appellent des réunions plutôt informelles qui se tiennent chez l'un ou l'autre, où l'on discute très librement, souvent entre bahá'is et non bahá'is, de foi, de problèmes sociaux, etc. J'y suis allé et j'ai vraiment été intéressé. Je me suis fait prêter deux livres que j'ai lus.

J'ai été convaincu. En rentrant chez moi, je me suis déclaré bahá'i, mais, au fond, je savais encore peu de choses sur la religion que je venais d'embrasser. Mes parents sont très ouverts. Il n'y a pas eu de difficultés avec eux. D'abord, ma mère m'a recommandé "fais attention aux sectes". Ensuite, quand elle a vu que la religion bahá'ie n'avait rien d'une secte elle a été contente. Mon père, plus sceptique, a seulement dit "on verra". Depuis. tout va très bien avec ma famille où je suis le seul bahá'i. On est seulement étonné quand on me voit refuser de boire un verre de vin même le jour du Nouvel An. J'explique pourquoi, mais chacun fait ce qu'il veut, un bahá'i n'a pas le droit d'imposer son point de vue à autrui.

En décembre 86. j'ai soutenu ma thèse. Evidemment, elle avait pour sujet le projet de développement sur lequel j'avais été stagiaire en Colombie. Puis, j'ai dû faire mon service militaire. Mais j'étais objecteur de conscience. J'ai demandé la coopération. Cela m'a été refusé. Je me sentais coincé de tous les côtés. Finalement. j'ai servi comme infirmier A la fin de ce service, j'étais un peu déprimé. Je savais que j'avais besoin d'approfondir ma foi. Par l'intermédiaire de l'Assemblée Nationale des bahá'is suisses, j'ai demandé à venir ici, et mon dossier de candidature a été accepté.

Je suis jardiner. Le jardinage ne m'est pas complètement étranger: j'ai un diplôme de botanique et de phytopathologie. Mais ce n'est pas toujours facile. Comme les volontaires bahá'is ne sont pas assez nombreux pour entretenir les jardins, le centre emploie aussi quelques jardiniers arabes. Et les relations avec eux sont quelquefois un peu compliquées. J'essaie aussi de passer une partie de mon temps au bureau de développement, mais il est vrai que j'aurais espéré pouvoir y collaborer davantage.

Est-ce que j'ai trouvé ici ce que je cherchais? Vous savez, par rapport à ses idéaux, on éprouve toujours une certaine frustration. C'est un endroit assez difficile, où je suis un peu replié sur moi-même, bien que je me sois même fait des amis israéliens. Si près des Lieux saints, on ne peut en aucun cas se laisser aller. C'est dur entre soi et soi, entre soi et les autres. J'ai eu des moments de dépression. Je ne crois pas être le seul. Est-ce qu'il y a déjà eu ici des incidents, des gens qui ont craqué, qui sont partis où que l'on n'a pas gardés? Un, en tout cas, à ma connaissance. Un garçon qui est entré brusquement, pendant une réunion, dans la Salle du Conseil, celle où personne sauf ses membres n'a le droit d'entrer pendant les séances du travail, sous prétexte que la nourriture était trop mauvaise. Il a été prié de s'en aller. Moi, en tout cas, j'ai eu beaucoup d'aide, de tous les côtés.

Je partirai très changé. Je retournerai en Colombie, cette fois avec une offre d'emploi. Et puis un jour je me marierai, et j'aurai des enfants, Avec une jeune femme qui ne serait pas bahá'ie? Pourquoi pas. Il y en a bien d'autres exemples."


K) Daniel Caillaud, 41 ans, français, dessinateur

"L'histoire de ma rencontre avec la foi bahá'ie est une histoire singulière. Mes parents sont catholiques non pratiquants. La religion, ce n'était vraiment pas ce qui me tracassait. Nous vivions à Cholet, où j'étais apprenti dessinateur, et je passais mes vacances à Nice. Un jour, sur la promenade des Anglais, un homme m'arrête, me demande si j'ai un petit moment à lui accorder. Comme je n'avais rien à faire, je dis oui. Il commence à me parler de la foi bahá'ie, dont je ne savais strictement rien, et me propose de venir le soir même à une réunion d'information.

Je trouvais ça vraiment bizarre, et même un peu inquiétant. Qu'est-ce que cette invitation cachait? Une secte? Par désoeuvrement, et aussi parce que j'ai toujours été très curieux, que j'aime découvrir, j'y suis allé. Visiblement, ça n'était pas un piège. J'ai écouté et rien compris. Mais les gens étaient très sympathiques, il y en avait de plusieurs nationalités, j'entendais parler toutes les langues. C'est inhabituel quand on vient de Cholet, et ça, ça m'a plu. Comme il y avait une réunion toutes les semaines, à cause de ce côté sympathique et international, j'y suis retourné. J'ai commencé à m'intéresser à cette religion.

J'ai acheté l'Essai sur le baháisme, d'Hippolyte Dreyfus (Hippolyte Dreyfus, op cite) et un peu plus tard Les leçons de Saint-Jean-d'Acre (Abdu'l-Bahá, Les leçons de Saint-Jean-d'Acre, P U F Paris, 5e édition 1982), des textes d'Abdu'l-Bahá traduits du persan par le même Hippolyte Dreyfus. Je suis rentré à Cholet avec mes bouquins. et je me suis mis à les étudier. Tout ça était bien différent de l'idée que je me faisais de la religion. Au lieu de ne parler que du passé, ça offrait aussi une vision très intéressante de l'avenir. Ça avait un fondement logique et en même temps spirituel, mais avec les pieds sur terre. J'ai eu l'impression que cela pouvait donner un sens possible à ma vie. Le plus dur, c'était d'accepter Bahá'u'lláh comme nouveau prophète, un retour spirituel du Christ, puis de Mahomet. Un peu gros à avaler. Je me posais la question: vrai ou faux? Les Leçons de Saint Jean d'Acre m'ont convaincu que ça tenait debout.

Je suis retourné à Nice où j'ai de nouveau rencontré les bahá'is. J'ai appris que l'homme qui m'avait arrêté la première fois sur la promenade des Anglais n'était pas bahá'i, et, hésitant à franchir le pas, avait fait avec lui-même une sorte de pari: "si j'ose arrêter un inconnu, et le convaincre de venir ce soir à la réunion d'information, ce sera un signe". Il n'avait jamais fait cela auparavant. Il n'a jamais recommencé après. Avouez que c'est étrange.

Bref, après une période de maturation dont je dois dire qu'elle était surtout basée sur le sentiment. j'ai fini par accepter la foi. J'avais tout à fait conscience de ce que je faisais, mais j'étais tout aussi conscient de ne rien connaître. Peu importait. puisque j'avais le temps pour apprendre. J'avais 20 ans. J'ai décidé de partir pour le Canada et, quatre mois plus tard, j'ai rejoint là-bas une communauté bahá'ie, près d'Ottawa. J'y suis resté deux ans. Ensuite, j'ai été pionnier en Nouvelle Calédonie. Je travaillais dans un campement minier. Un travail plutôt dur. Puis j'ai passé 14 ans en Guadeloupe, à Pointe à Pitre, dans une communauté assez récente, composée à 98 % de guadeloupéens de couleur. Les blancs ont très peu de contacts avec eux, et ne sont pas faciles à contacter eux-mêmes.

Enfin, je suis ici, où j'exerce mon métier de dessinateur, depuis deux ans et demi.

Les règles d'hygiène de vie bahá'ies ne me pèsent pas. Ni tabac ni vin, ce n'était pas un problème. La chasteté non plus. Vous savez, je venais de Cholet, c'est une région encore très puritaine. De toute façon, le fait d'obéir est important: c'est un test. Le plus difficile, ça a été l'obligation de prier. Chez les catholiques, la prière est souvent mécanique. Je me suis rendu compte que moi aussi je priais mécaniquement. Alors j'ai arrêté, à cause de ce phénomène d'automatisme. La méditation, c'était aussi très nouveau pour moi, je n'y étais pas préparé. Tout cela à été lent et difficile. Voilà maintenant plus de vingt ans que j'approfondis ma foi. Je ne sais pas encore où j'irai en partant d'ici, mais je continuerai."

Ces récits seraient incomplets si nous n'y ajoutions le témoignage de bahá'is iraniens, plus âgés que la plupart de nos interlocuteurs, et qui ont, si l'on peut dire, trouvé leur foi dans leur berceau. Tel est le cas de Faizi Misbah et d'Abdu'llah Misbah, deux frères à la grande ressemblance. Tous deux se consacrent au service de recherche des écrits bahá'is. Ils comptent cinq générations de bahá'is du côté de leur père, et trois du côté de leur mère. Leurs parents se sont rencontrés à Téhéran, où ils se sont mariés, sans posséder un sou, dans une période où pour les bahá'is iraniens les temps étaient rudes, ce qu'ils n'ont hélas pas cessé d'être aujourd'hui. "Réunies, sourit Faizi Misbah, nos familles maternelle et paternelle doivent bien compter quatre ou cinq cents bahá'is qui ont été dispersés. Ce sont celles des premiers convertis, qui ont connu le Báb ou Bahá'u'lláh.

Néanmoins, on ne naît pas bahá'i. Il faut le devenir en connaissance de cause, par une libre acceptation d'adulte." Les frères Misbah se sont donc déclarés bahá'is. Faizi a épousé Suzanne, qui est Belge, et raconte: "Mes parents étaient anticléricaux. De n'avoir eu aucune éducation religieuse rend les choses à la fois plus faciles on n'a pas de préjugés, mais en même temps plus difficiles, car croire en Dieu ce n'est pas si évident. Je suis venue à Dieu par un double chemin, d'un côté la contemplation de la nature, de la beauté, de l'autre le malheur, la guerre, la mort de mon père. Tout cela constitue une expérience qui n'est pas transmissible.

Finalement, je savais que Dieu existait, mais lequel? J'avais des amis américains qui étaient bahá'is. J'ai compris leur foi et je le suis devenue à mon tour. Il m'a fallu un certain temps pour percevoir le sens de la prière et de la méditation. Prier ou méditer, c'est résoudre ses problèmes. Au fond, la prière est un état d'esprit dans lequel on vit. A part cela. il n'a jamais été question pour moi de me replier sur un univers complètement bahá'i, j'ai conservé tous mes amis, qu'ils aient ou non une confession. Quant à ma mère, avec laquelle j'ai eu des échanges très profonds, il s'est passé une chose assez singulière: elle est en quelque sorte devenue ma fille spirituelle. La foi bahá'ie, est semblable à l'eau de la mer... On ne peut la boire toute entière, mais il suffit d'en boire une goutte pour savoir qu'elle est salée."

Faizi Misbah parle du cheminement de sa religion, proclamée en public dès le premier jour, sans la moindre clandestinité, et tellement persécutée. "Mes origines familiales et le travail de recherches que je mène ici me permettent d'en suivre les étapes. Comment elle est passée de bouche à oreille. Comment elle a touché l'Europe et l'Amérique grâce aux voyages d'Abdu'l-Bahá. Pour la première fois, avec des témoignages de première main, des écrits qui n'ont pu être déformés, interprétés, comme c'est le cas pour des Fois millénaires, on peut étudier comment naît une religion, comment se manifestent les opposants, les pharisiens... un véritable laboratoire."

Son frère Abdu'llah est devenu professeur de mathématiques. Il a vécu en Iran, puis au Maroc, dans des périodes difficiles où sa foi faisait l'objet de persécutions. Depuis vingt ans, il se consacre lui aussi au service de recherche du Centre Mondial. Mais, bien qu'il fasse partie des aînés, il envisage de repartir encore enseigner sa religion: "Je suis prêt à aller n'importe où. Le moment est venu de délivrer le message, pour contribuer à adoucir un monde que ravagent les catastrophes et les guerres."

Il faudrait encore que nous rapportions quelques récits recueillis en France, ce médecin israélien, devenu bahá'i par les hasards d'une rencontre alors qu'il faisait ses études de médecine en Italie, cette bourguignonne qui découvrit sa foi à travers un étudiant en médecine iranien, dans le cadre de l'hôpital où elle enseignait la kinésithérapie. Nous avons choisi de clore cette galerie de portraits avec deux témoins partis d'origines radicalement différentes pour aboutir à une réflexion identique, notamment sur le bien-fondé des préceptes et des interdits de leur foi.


L) Pierre S, 47 ans, actuellement relieur.

"Après avoir passé quelques années dans un pensionnat catholique qui m'avait dégoûté de toute religion, j'étais devenu, pour simplifier, un gauchiste anticlérical. Travaillant dans la marine marchande, j'ai rencontré la foi bahá'ie en visitant, au cours d'une escale à Chicago, la Maison d'adoration bahá'ie d'Amérique du Nord, qui est située au nord de cette ville. La beauté et la majesté du bâtiment sont impressionnantes, mais ce qui me frappa en parlant avec les bahá'is rencontrés c'est que leur religion était récente, parlait de l'avenir de l'homme et de la société, et interdisait la prêtrise sous toutes ses formes. Que voulez-vous, parfois, même les préjugés ridicules permettent de progresser.

J'ai mis longtemps avant de me déclarer. J'ai tout lu, en français d'abord, puis en anglais, étant venu m'installer aux Etats-Unis. Mon approche a été intellectuelle. J'avais une question, un doute, et en lisant un texte de Bahá'u'lláh ou d'Abdu'l-Bahá je découvrais une réponse qui me convenait. Peu à peu, je n'avais plus de questions, et, ayant tout lu, j'avais une décision à prendre: j'ai demandé à devenir bahá'i. Chez moi, ce fut d'abord la tête, le coeur vint ensuite, je dois comprendre avant tout, ou comprendre pourquoi je ne comprends pas. Mais je connais beaucoup de bahá'is dont le cheminement fut différent.

M'a-t-il été difficile d'accepter les lois bahá'is?

Franchement, non. Tout d'abord parce que ce ne sont pas des interdits, au sens primaire du terme. Je m'explique. Dans le domaine physique, rien ne vous interdit de sauter par la fenêtre du troisième étage, mais vous savez que c'est dangereux et que vous encourez une "punition": par exemple vous casser les jambes. Nous possédons tous le sens du toucher, ce qui est une chance, car en approchant la main d'un poêle rougeoyant, nous sentons la douleur avant de nous brûler. Certains malades n'ont pas ce sens, ils ne souffrent pas, et la vie leur est très difficile car ils se blessent sans le savoir. Je vois les lois bahá'ies de la même manière.

Les lois spirituelles étant plus subtiles que les lois physiques, il faut les réactualiser et les adapter en quelque sorte aux besoins des différentes époques. Seul un Messager divin peut faire cela. Regardez, même le Christ. qui a assez peu parlé de lois, a d'une part relativisé la loi du Chabbat et d'autre part annulé la loi du divorce, que Mahomet a rétablie plus tard, la situation ayant changé. Les lois que Dieu nous donne sont pour notre progrès et notre bonheur, tout comme les lois que la mère donne à son enfant: ne joue pas dans la rue. Cela dit, que l'un ou l'autre ait du mal à appliquer une loi particulière dans une circonstance donnée, c'est de l'anecdote et ce qui est très important, c'est une affaire entre lui et Dieu. A propos des lois et de leurs applications, laissez-moi vous citer deux passages des Ecrits de Bahá'u'lláh:

"Ne croyez pas que nous vous ayons révélé un simple code de loi, plus exactement c'est le vin de choix que, avec les doigts de la force et du pouvoir, nous avons décacheté. De ceci porte témoignage ce qu'a dévoilé la plume de révélation. Méditez cela, ô homme à la vue pénétrante", et encore ceci:

"En vérité, les lois de Dieu sont comme l'océan, et les enfants des hommes sont comme des poissons, si seulement ils le savaient. Toutefois, en s'y conformant, il faut user de tact et de sagesse... Puisque la plupart des hommes sont faibles et se trouvent bien loin du dessein de Dieu, il faut donc en toutes circonstances faire preuve de tact et de prudence afin que rien ne parvienne à jeter le trouble et la dissension ni à soulever les récriminations des négligents. En vérité sa générosité à transcendé tout l'univers et ses bienfaits ont comblé tout ce qui se trouve sur terre. Il faut guider l'humanité vers l'océan de la vraie compréhension dans un esprit d'amour et de tolérance."

Il faut considérer toutes les lois bahá'ies de ce point de vue. Cela dit, si vous trouvez qu'un code de conduite est difficile à tenir, je vous répondrai que la société actuelle peut difficilement se caractériser par le mot bonheur .. On peut faire ce qu'on veut, comme on veut, quand on veut, et on tourne en rond en ne cherchant qu'a adorer la fortune, le succès, le pouvoir. Cela ne mène pas loin. Alors qu'en profitant de tout ce que Dieu a créé, sans s'y attacher, on peut acquérir un bonheur intérieur qui se manifeste par une bonne humeur et un respect des autres. Je ne dis pas que tous les bahá'is "y sont beaux y sont gentils", je dis que lorsqu'un bahá'i applique, du mieux qu'il peut, les recommandations contenues dans les Ecrits, il est heureux car uni, intérieurement. Je n'ai pas la sensation de vivre entouré d'interdits et de tabous, mais celle de vivre pleinement. Et pour en terminer avec ces histoires d'interdits, les lois les plus difficiles ne sont pas forcément celles que l'on croit. Je vous assure qu'il est difficile de ne jamais dire de mal des autres ou d'en écouter, et pourtant, Bahá'u'lláh l'affirme, c'est un des plus grands maux de l'humanité, à éviter absolument


M) Mohammad B, algérien, cadre administratif vivant actuellement en France.

(Fait écho à Pierre S.)

"Je suis né dans le sud algérien, dans une famille musulmane très pieuse et orthodoxe, de celles qui font partie des "gardiens de la foi". J'ai été élevé dans le strict respect de la foi musulmane. A deux ans, je fréquentais déjà l'école coranique. Quand j'étais tout enfant, le matin, il arrivait parfois que j'aille à la mosquée pour y prier avant même que mon père arrive. Puis, je suis allé poursuivre mes études à Oran. Un jour de fête, c'était l'Aid el Seghir la Fête du mouton, je vais me promener dans le ville avec mon cousin. C'est comme ça les jours de fête, on va chez les uns, chez les autres, on offre des gâteaux et du thé. Pas très loin de chez moi, nous rencontrons un parent de ma mère, que je n'avais pas vu depuis longtemps. Il ignorait même que j'étais à Oran. Il nous invite à venir chez lui. Nous avions déjà mangé beaucoup de gâteaux et bu beaucoup de thé, mais, bien sûr, nous le suivons. Nous nous installons. Nous échangeons des nouvelles avec toute sa famille. Nous bavardons.

Et je ne sais pas pourquoi, tout à coup, la certitude me vient qu'il n'a pas célébré normalement l'Aïd el Seghir. Alors je l'interroge: "As-tu des soucis, une contrariété quelconque? Non, aucun, pourquoi? Il me semble que tu n'as pas célébré la Fête. Où vois-tu cela. Si, j'ai célébré la Fête. Je crois que tu n'as pas tué le mouton. Je n'ai pas tué le mouton, mais ce n'est pas obligatoire de le faire". Je sentais qu'il y avait quelque chose de pas normal. Il essayait de détourner la conversation. Je n'arrêtais pas de revenir sur ce sujet: "tu ne fêtes pas l'Aid el Seghir, dis-moi pourquoi". Alors il a fini par m'expliquer qu'il avait une nouvelle religion.

J'étais sidéré. Evidemment, j'ai commencé à le questionner. Il a répondu à mes questions. Immédiatement, mon cousin et moi, ça nous a intéressés. Nous nous sommes procuré des livres. Pendant un mois, pratiquement, nous n'avons fait que les étudier. Je crois que ce mois a compté double, triple. Sûrement le mois le plus intense de ma vie. Et finalement, mon cousin et moi, nous nous sommes déclarés bahá'is. Quand je suis rentré à la maison, et que j'ai annoncé cela à mon père, d'abord, il ne m'a pas pris au sérieux. Il a d'abord pensé qu'il s'agissait d'une secte musulmane... vous savez, il y en a pas mal. Je lui ai expliqué qu'il ne s'agissait pas d'une secte, mais d'une vraie religion, non musulmane. Il a pensé que cela me passerait. Puis il y a eu la période du Ramadan. J'ai refusé de jeûner. J'aurai très bien pu me passer de boire et de manger du lever au coucher du soleil simplement pour ne pas le contrarier, mais c'était pour moi une question de principe.

Et là, ça a vraiment été terrible. Il est allé consulter l'ouléma, qui lui a dit que j'étais perdu, que c'était une abomination, que la religion bahá'ie devait être combattue. J'ai déclaré que j'étais prêt à aller discuter à la mosquée. Je ne savais pas encore beaucoup de choses sur ma nouvelle religion, mais je sentais que j'aurais les arguments nécessaires pour tenir tête à un docteur de l'Islam. Finalement, il n'a pas voulu me voir. J'ai tenu. Les rapports avec mon père étaient difficiles. Il était désolé, et moi désolé de tant le contrarier. Mais il le fallait bien. Ma petite soeur allait en cachette acheter le lait pour mon petit déjeuner. Avec mes autres frères et soeurs, elle surveillait la porte, tant ma famille craignait que les voisins apprennent ma conduite. Un peu après, c'était les dix-neuf jours de jeûne prescrit par Bahá'u'lláh. Evidemment, je l'ai suivi. Et mon petit frère qui avait huit ans a jeûné avec moi, par solidarité. Là, vraiment, ma famille n'a plus rien compris.

Puis, peu à peu, mon père a accepté. Au Ramadan suivant, il m'a lui même acheté le lait pour mon petit déjeuner. Il accepte maintenant ma foi comme je respecte la sienne. J'ai terminé mes études, je suis entré dans la vie active et je suis resté bahá'i. Plus les années passent, plus je suis convaincu que je devais le devenir."


CHAPITRE IV - BAHA'I AU JOUR LE JOUR

"Nous sommes comme tout le monde, constate en souriant Françoise P.M, des êtres très imparfaits. Mais nous faisons des efforts pour nous approcher d'un idéal."

Nous en sommes au stade de notre enquête où nous essayons de mesurer l'influence de leur religion sur le comportement quotidien des bahá'is. Pour ouverte qu'elle soit, leur foi n'en comporte pas moins des lois, des obligations, un code de conduite en somme, dont le respect exige, à tout le moins, une constante discipline personnelle.

Nous avons déjà évoqué l'interdiction de l'alcool, quelqu'il soit, aussi bien dans sa consommation que dans sa production ou sa commercialisation, celle de toute drogue, fut-elle douce, et celle des rapports sexuels hors des liens du mariage. Mais les prescriptions de Bahá'u'lláh ne se limitent pas à ces interdits. Un bahá'i doit, chaque jour, prier Dieu. Suivre dans la mesure du possible le calendrier bahá'i, avec ses célébrations et ses jours fériés. Veiller très scrupuleusement à l'éducation de ses enfants. Considérer le mariage comme l'instrument nécessaire à l'épanouissement du couple et de la famille. Etre attentif aux autres et courtois. Ne jamais médire, même de ses ennemis, se taire sur les fautes d'autrui, et blâmer ceux qui les divulguent: "Si un homme a dix qualités et un défaut, enseigne Abdu'l-Bahá, il ne faut voir que les qualités et ignorer le défaut. Si c'est le contraire, considérer la qualité et oublier les défauts". Etre sincère, hospitalier, respectueux des droits d'autrui. S'efforcer de porter secours aux malades, de réconforter les affligés. Détacher son coeur de soi-même et du monde, être humble, se vouloir le serviteur de chacun et savoir qu'il n'est supérieur à nul autre. Agir avec prudence et sagesse, en usant plus de la concertation que de l'autorité. Supporter sans se révolter les difficultés ou les injustices dont il peut être victime et, malgré tout, aimer ses semblables. Considérer les calamités comme des épreuves à surmonter. S'adonner à la propagation des enseignements sacrés. Etre "La table céleste pour ceux qui ont faim, un guide pour les chercheurs, une eau bienfaisante pour les terres arides, une étoile à chaque horizon, une flamme pour chaque lampe et le messager de tous ceux qui attendent le royaume de Dieu."

Vaste et beau programme, dont l'application n'est pas si évidente. Il est peut être plus facile de croire en Dieu que de s'astreindre à le prier chaque jour, d'adhérer à de grands principes que de ne pas dire tout net d'un vilain personnage qu'il est un vilain personnage, de s'élever bien haut contre toute ségrégation que de n'être jamais, soi-même, vindicatif, emporté, autoritaire ou sexiste, de considérer que l'on est le détenteur d'une vérité que de s'astreindre à l'exprimer plus par ses actes que par ses paroles, sans l'imposer, en respectant les vérités des autres.

"Beaucoup de bahá'is, nous avait dit Bill Collins, n'arrivent pas à vivre ce qu'ils disent. Moi non plus, mais nous faisons tous un effort constant."

Nous avons tenté d'avancer un peu plus loin que cette boutade, savoir au moins ce qu'ils disent de ce qu'ils font, dans leur vie quotidienne, le respect des prescriptions ou des interdictions de leur foi, leur cellule familiale, l'exercice de leur profession et leurs rapports sociaux.

Autant de nouvelles conversations à bâton rompu, où, s'ajoutant à nos précédents interlocuteurs entrent en scène Mohammad B. et Françoise P.M. brièvement mentionnés au chapitre précédent, ainsi que le professeur K. S. "patron" du service d'anesthésie d'un grand hôpital parisien.

Avec Mohammad B, nous avons d'abord évoqué le problème du calendrier Algérien, musulman converti à la foi bahá'ie, marié à une française bahá'ie de famille catholique, père d'un petit garçon de 8 ans et d'une grande fille de 13 ans, il vit à Paris, est cadre administratif d'une grande entreprise. Il constituait une "victime" toute désignée pour nous expliquer comment on ne s'emmêle pas entre trois manières de compter le temps, celle de sa culture d'origine, l'hégire, celle des pays occidentaux, et celle de la religion bahá'ie.

Le calendrier bahá'i fut créé par le Báb en 1844, l'année qui marque le début de l'ère bahá'ie. Basé sur l'année solaire, il débute le 21 Mars, avec l'équinoxe de printemps et se divise en 19 mois de 19 jours, plus quatre jours intercalaires qui amènent au compte d'une année. Chaque nouveau jour commence au coucher du soleil. Tous les quatre ans, un cinquième jour intercalaire joue le rôle du 29 février dans le calendrier grégorien.

Chaque premier jour du mois est célébrée la fête des 19 jours. Ordonnée par Bahá'u'lláh, elle symbolise la fondation de l'ordre administratif, et comporte trois séquences. Une de méditation, où sont 1us des textes bahá'is mais aussi d'autres religions. Une administrative, le président de l'assemblée spirituelle locale ou le trésorier font leur rapport, on discute des projets, on examine des propositions. On termine enfin par la récréation avec des conversations amicales, des divertissements, etc. Cette fête a un caractère très important. Elle est à la fois le ciment de la communauté, l'occasion d'une consultation générale de celle-ci avec son assemblée élue et le plus sûr garant de la constante adaptabilité de l'ordre administratif aux besoins d'une société en évolution permanente.

Du 2 au 20 mars, entre le lever et le coucher du soleil, les bahá'is adultes sont appelés à jeûner, sauf dans certaines circonstances prévues. Ce jeûne est une préparation au renouveau physique et spirituel, en accord avec le renouveau de la nature. Il symbolise, par son aspect concret, une période pendant laquelle il convient de s'abstenir de tout désir égoïste, de convoitises personnelles; de faire le point sur sa vie, de corriger sa paresse spirituelle et les mauvaises habitudes éventuellement prises au cours de l'année. Le jeûne physique serait de nulle valeur s'il n'était pas la traduction de cette remise en cause.

A l'issue du jeûne de 19 jours, on fête Naw-Ruz, ce joli nouvel an qui prend date le jour du printemps.

Sont encore fériés le 21, le 29 avril et le 2 mai (commémorant des déclarations de Bahá'u'lláh en 1863), le 23 mai (déclaration du Báb en 1841), le 29 Mai (Mort de Bahá'u'lláh en 1892), le 9 juillet (martyr du Báb en 1850), le 20 octobre (naissance du Báb en 1819) et le 12 novembre (naissance de Bahá'u'lláh en 1817). Dans l'optique bahá'ie, ce calendrier est un facteur d'intégration qui permet à des cultures et des sociétés d'origines tellement différentes de fonctionner sur des repères communs.

Actuellement, les Assemblées bahá'ies s'efforcent de faire reconnaître leurs jours fériés par les autorités administratives des états dont elles dépendent.

"Quoi qu'il en soit, assure Mohammad B., ce calendrier n'est pas un problème. De la même manière qu'en Algérie nous fonctionnons sur deux calendriers juxtaposés, celui de l'hégire et le calendrier grégorien des occidentaux, nous avons nous aussi deux calendriers superposés, bahá'is et grégorien. Nous ne sommes pas bornés. Nous savons où nous allons. Il faut avoir du sens pratique. Nous appliquons et respectons le calendrier grégorien dans notre vie sociale, et nous observons les jours saints et le jeûne du calendrier bahá'i dans notre vie privée. Ce n'est pas plus compliqué que cela". En consultant un calendrier bahá'i, nous avons pu en effet constater qu'il utilise le découpage grégorien, du 1er janvier au 31 décembre, mais, évidemment, sans ses saints ni ses fêtes, en faisant en revanche ressortir toutes les commémorations spécifiques de cette foi. Chaque jour, en outre, est assorti d'un mot symbolique. Dimanche la beauté, lundi la perfection, mardi la grâce, mercredi la justice, jeudi la majesté, vendredi l'indépendance, samedi la gloire. "Dans le futur, assure sereinement Mohammad B, notre calendrier communautaire aura une application généralisée. Mais ce n'est pas pressé. Nous avons le temps devant nous."

Plus contraignante peut-être est l'obligation de prière quotidienne. "Quelle contrainte? s'étonne Mohammad B. Effectivement, nous devons prier chaque jour. Mais toute latitude nous est laissée de choisir entre trois formes de prière.

l y en a une toute petite, à dire tourné dans la direction Akkà (Saint-Jean-d'Acre) où se trouve le tombeau du prophète. Elle ne prend que quelques minutes, et peut se faire n'importe où, au bureau, à l'usine... une prière pour paresseux, ou pour marquer le coup.

Il y en a une autre, de longueur moyenne, qui doit se répéter trois fois: au lever du soleil, à midi, au coucher du soleil, toujours après des ablutions et tourné vers Akkà, avec quelques gestes. Celle là, évidemment, puise dans la tradition musulmane.

Enfin il y a une grande prière, plus longue, plus conséquente, qui peut être faite à n'importe quel moment du jour ou de la nuit, par exemple le soir, quand on est bien, ou le week-end, quand on a du temps devant soi pour bien se recueillir. Mais que l'on choisisse la plus courte prière ou la plus longue, toutes ont la même valeur spirituelle. Le choix est strictement personnel. De toutes façons, là comme ailleurs, Bahá'u'lláh nous enseigne la modération et a dit qu'il ne fallait pas prier jusqu'à en être fatigué, la prière n'aurait plus aucun sens." Nous lui avons demandé s'il priait en couple. Réponse: "Non, le dialogue avec Dieu, sauf dans certains cas, est, pour moi, strictement individuel". Nous avons posé la même âme question à Françoise P.M. mariée à un éthiopien également bahá'i. Chez elle, on prie à la maison, ensemble. Mais, ajoute-t-elle, "il est bien évident que nous avons aussi des moments de méditation, de recueillement, qui exigent la solitude. Quand l'un de nous se retire pour méditer ou prier, il va de soi que l'on comprend et respecte cette nécessité de solitude. Si vous voulez, c'est un certain respect de l'autre et un silence qui est dans le fond très bon. Il faut des silences et des moments où l'on est "en-soi", bien que l'on veuille communier au maximum".

Restait à savoir quels étaient exactement ces prières, ces gestes, enseignés par Bahá'u'lláh et intégralement transmis d'une génération de croyants à l'autre. La "prière pour paresseux", comme dit Mohammad B., est effectivement très courte.

"Je suis témoin, ô mon Dieu, que tu m'as créé pour te connaître et pour t'adorer. J'atteste en cet instant mon impuissance et ton pouvoir, ma pauvreté et ta richesse. Il n 'est pas d'autre Dieu que toi, celui qui secourt dans le péril, celui qui subsiste par lui-même".

La prière qui se dit trois fois par jour développe le thème de l'unicité de Dieu et de sa toute puissance. Elle comporte plusieurs paragraphes assez courts, chacun souligné par un geste. Par exemple, pour le premier, qui commence par: "Fortifie ma main, o mon Dieu...", le croyant se lave les mains. Au second, "J'ai tourné mon visage vers toi ô mon Dieu...", il se lave le visage. Le troisième, "Dieu atteste qu'il n 'y a pas d'autre Dieu que lui...", se dit debout, tourné vers Saint-Jean-d'Acre.

La longue prière qui est à la fois célébration, supplication, acte de confiance et de soumission ne compte pas moins de six pages imprimées. Elle s'accompagne de toute une gestuelle précisément indiquée, chaque mouvement, comme dans la précédente, renforçant le sens des paroles prononcées. "Pour dire cette prière, se tenir debout, se tourner vers Dieu, puis, sans changer de place, regarder à droite et à gauche comme pour chercher la miséricorde du Seigneur le très miséricordieux, le compatissant..." Au paragraphe suivant: "Elever les mains en signe de supplication vers Dieu-Béni et glorifié soit-il..." Un peu plus tard, on s'agenouille en baissant le front vers la terre, puis alternent agenouillements et gestes de supplication, front à terre, position assise ou debout, jusqu'au dernier paragraphe. Rien, nous a-t-il semblé, ni dans le texte, ni dans les gestes où l'on retrouve d'ailleurs des rituels connus, ne distingue vraiment ces prières uniquement adressées à Dieu de celles que prononcent les juifs, les chrétiens ou les musulmans. Elles pourraient à l'évidence être dans la bouche, des uns ou des autres sans que quiconque puisse crier à l'hérésie. Plus spécifique de la foi bahá'ie est en revanche une prière particulière pour l'union de l'humanité, qui comporte notamment ces paroles:

"...Tu as créé toute l'humanité de la même souche, tu as voulu que les hommes appartinssent tous à la même famille (...) Tous, tu les as doués de facultés et de talents, tous sont plongés dans l'océan de ta Miséricorde ( ..) Unis les hommes, que leurs religions s'accordent, que leurs nations s'unifient, afin qu'ils ne constituent plus qu'une seule espèce et les enfants d'une même patrie..."

Après les prescriptions, les interdits. Celui de l'alcool nous intéressait particulièrement, dans la mesure où les boissons alcoolisées constituent dans la société occidentale l'une des expressions de la convivialité, et qu'il est en outre difficile, dans un pays viticole comme la France, d'admettre l'idée d'une disparition du vin.

"Pour le musulman pratiquant que j'étais lorsque je me suis déclaré bahá'i, explique Mohammad B. ce n'était vraiment pas une nouveauté. En revanche, ce qui a été un tout petit peu plus difficile, c'est de faire admettre que je n'en buvais pas, par exemple aux parents de ma femme, qui sont français, ou à des relations de travail, dans ces pots qui sont organisés, à la moindre occasion dans une entreprise. Au début, mes beaux-parents étaient vraiment étonnés: "Allons, quand même, rien qu'un petit verre de vin, ce n'est rien, un petit verre de vin, ce n'est pas boire de l'alcool". Et ils remettaient ça. J'ai laissé venir J'ai expliqué que dans la foi bahá'ie on ne boit pas d'alcool, ni peu, ni beaucoup, car ce n'est pas la quantité qui compte mais le principe, et qu'en revanche je ne voyais aucun inconvénient à ce qu'eux-mêmes en boivent, chacun ayant absolument le droit de faire ce qu'il veut. Maintenant, c'est une affaire classée. Dans les pots, les cocktails où je suis parfois appelé à me rendre, je bois un jus d'orange, et ça ne fait pas de différence. Je n'ai aucun complexe."

L'interdiction de l'alcool a posé un problème dont il sourit aujourd'hui au docteur P, médecin israélien installé comme généraliste dans une petite cité du Languedoc, en pleine région viticole. "Oui, au début, c'était difficile, dans cette région où la viticulture fait partie de la culture. Délicat de faire comprendre à mes patients pourquoi je refusais le verre de vin ou le pastis qu'ils m'offraient si gentiment, si naturellement, à l'issue d'une consultation à domicile, ou la bonne bouteille dont il voulaient me faire cadeau. Il a fallu quelques années pour faire admettre que "le docteur ne buvait pas de vin". Maintenant, ça va tout à fait bien. On nous offre des légumes formidables, des fruits du jardin, et ça, c'est merveilleux".

Paradoxalement, en raison de conditions assez particulières, c'est pour une femme que l'interdit a été le plus difficile à accepter. Françoise P.M, la bourguignonne, s'en explique avec sincérité. "En devenant bahá'ie, j'ai arrêté de fumer et, petit à petit, de boire de l'alcool. Je dis bien petit à petit, car il ne faut pas croire que c'est une porte que l'on ferme ou que l'on ouvre. Il est déconseillé de fumer. Donc, plus de tabac. Ce n'était pas douloureux. L'alcool si. Mais si on n'a pas le courage de se défendre contre des habitudes comme ça, pour des choses plus difficiles, on n'y arrivera pas... Pour l'alcool, ça n'a pas été évident. Pas la privation de vin, je n'aimais pas ça et je n'en ai jamais bu, mais quand on est comme moi française et bourguignonne 100 %, pas une goutte d'alcool, vous imaginez... Mais il faut choisir, et choisir ne fait pas toujours du bien.

- Vous ne trouvez pas un peu excessive cette interdiction totale de l'alcool?

- Au début, je l'ai pensée comme telle et je ne l'ai pas acceptée. Par exemple, quand j'allais voir les fermiers et qu'ils me disaient "Françoise, goûte de cette bonne bouteille, nous l'avons gardée pour toi", dire non, c'était refuser un travail qu'ils ont à coeur, qui demande des efforts, surtout en plein hiver, qui est le fruit de toute une culture à laquelle j'appartiens, et il n'est pas question que je dénigre ce travail. Mais l'expérience m'a montré que les trucs devant lesquels je me révoltais contenaient une sagesse, et que c'était moi qui me trompais. Alors, maintenant, je suis beaucoup plus humble, je me dis: il y a certainement une sagesse derrière, et c'est pour cela que je peux le faire."

Nous n'en avions pas encore fini avec les interdits. L'obligation de chasteté hors du mariage, comment se supporte-t-elle, à notre époque, quand on mène une vie sociale normale, dans un pays comme la France où l'union libre est totalement entrée dans les moeurs, où la normalité n'est pas la chasteté des jeunes gens et des jeunes filles, mais son contraire, et les expériences multiples une banalité? "Pour moi, dit Mohammad B. devenu bahá'i à 18 ans, ça a été un problème, un gros problème. D'autres en ont avec l'alcool. Ça fait partie des lois.

C'est à ce niveau là que notre foi est mise à l'épreuve. Mais plus on lit les textes bahá'is, plus on apprend à connaître Bahá'u'lláh, mieux on comprend que Dieu a mis des garde-fous, comme un père qui dit "ne touche pas à ça, si tu t'y frottes, tu t'y piques". Il ne punit pas... Le sida n'est pas une punition de Dieu, et il y a les préservatifs. Mais si on dit "les relations sexuelles n'ont pas d'importance, puisqu'il y a les préservatifs", c'est oublier que l'homme n'est pas un robot, faire abstraction des liens d'amour, de la vraie relation entre deux êtres, qui inclut la sexualité mais ne peut se résumer à elle, Dieu n'impose rien pour le plaisir, il nous met simplement en garde. C'est ce que j'ai compris. La foi bahá'ie, à la différence du christianisme ou de l'islam, qui n'expliquent rien, fournit des réponses. Et à notre époque, on est gourmand de connaissances, on a besoin de réponses qui donnent satisfaction à notre intellect, et pas de formules qu'il faut accepter comme un postulat, du style: "c'est comme ça parce que c'est comme ça".

Avec Françoise P.M, nous avons parlé de ses deux filles d'un peu plus de vingt ans, toutes deux étudiantes... et bahá'ies. La chasteté leur pose-t-elle ou non un problème? "Non, non, c'est intéressant. Plus maintenant. Cela leur en a posé quand elles avaient dix-sept, dix-huit ans, et étaient encore au lycée, en terminale. Elles n'ont pas été invitées à certaines soirées, à des fêtes avec les copains, parce que justement elles n'avaient pas "un" copain. Et c'était un peu dur pour elles. Après, tout s'est arrangé, parce qu'elles sont très sociables, très gâtées, très appréciées je crois, et, pour le coup. ont beaucoup, énormément de copains et de copines. Je n'ai jamais refusé de les recevoir. Ça remplit la maison. Elles amènent in extremis des amis qui dorment dans un sac de couchage sur le tapis du salon. Nous avons récemment emménagé dans un nouvel appartement. Elles m'ont demandé d'avoir la maison, un soir, pour faire une fête, et toutes les deux ont invité tous leurs copains d'école et de fac... Elles ont préparé une sangria sans alcool, sans un poil d'alcool, et de toute la soirée, personne ne s'en est plaint. Il y avait une ambiance terrible. Ils ont dansé comme des fous. Maintenant ils savent que l'on peut très bien s'amuser sans se soûler la gueule... cela dit. les jeunes filles bahá'ies ont des histoires d'amour comme les autres, et quand il y a rupture, elles sont comme les autres, leur vie est brisée, finie, etc. Tout pareil que les autres..."

La chasteté nous amène à l'amour, et, par voie de conséquence, au mariage, considéré par la religion bahá'ie, qui n'accepte que la monogamie, comme une institution spirituelle. Il donne lieu à une cérémonie très simple, mais indispensable, avec des prières et des phrases obligatoires, au sein de l'Assemblée locale. Bahá'u'lláh, qui le désigne comme "une forteresse pour le bien être", exprime ainsi que son but primordial est non seulement l'épanouissement de l'individu, mais plus encore un moyen nécessaire à cet épanouissement. Dans une de ses lettres, Abdu'l-Bahá, le Serviteur, le précise d'une manière claire autant que poétique:

"La plupart des peuples de la terre ne voient dans le mariage que des rapports physiques. Cette union et ces relations sont seulement temporaires, puisqu'à la fin, elles sont vouées à l'inévitable séparation corporelle. Mais chez les bahá'is, le mariage doit comporter des relations spirituelles aussi bien que physiques, car elles sont vivifiées toutes deux par l'attrait de l'Unique, de l'lncomparable, elles sont régénérées par la même vie et illuminées par la même lumière. Voilà ce qu'on appelle des relations spirituelles et une éternelle union. Dans le monde physique également, des liens solides et indissolubles unissent les époux. Quand l'intimité, l'union et la concorde règnent entre les deux conjoints, tant au point de vue spirituel que physique, alors le mariage est réel, et par cela même éternel. Mais si l'union n 'existe qu'au point de vue charnel, elle n'aura qu'une durée temporaire, et, à la fin, la séparation sera inévitable.

Par conséquent, lorsque des bahá'is désirent s'unir par le lien sacré du mariage, il faut que des affinités éternelles et des relations idéales existent entre eux. Dans le domaine spirituel aussi bien que physique, leurs idées et leur conception de la vie doivent être semblables, afin qu'à tous les stades d'existence et dans tous les mondes de Dieu leur union puisse continuer à tout jamais. Cette union est un reflet de l'amour resplendissant de Dieu".

Et par ailleurs:
"Mais l'amour entre les amis n 'est pas toujours le véritable amour, car il est exposé aux changements. Sous le vent d'est, l'arbre s'incline vers l'ouest, le contraire se produit. Les circonstances accidentelles de la vie sont à l'origine de cet amour là. Ceci n'est pas l'amour mais une simple liaison exposée aux vicissitudes du changement..."

Ni puritanisme judéo-chrétien, ni attitude romantique, moins encore conception matérialiste d'un mariage d'intérêt ou de seule sensualité, mais définition, donc, d'une union idéale à trois dimensions, Dieu, l'esprit et la chair... Comment se traduit-elle dans le vécu d'un couple?

Mohammad B et Françoise P.M. ont continué de nous éclairer:
"Pas plus dans le couple qu'ailleurs, être bahá'i ne signifie que l'on est parfait, remarque Mohammad B. Mais la vie du couple sera le reflet de l'intensité de la foi. Plus le couple vit intensément cette foi, plus il est harmonieux et paisible. Cela demande des efforts permanents, surtout dans l'environnement actuel qui nous oppresse, nous impose des habitudes que l'on voudrait rejeter. On le subit. Il faut le subir sans dommage, le filtrer, être actif pour établir ce filtre, trier ce qui est bon et ce qui n'est pas bon sans blesser personne, ce qui n'est pas si commode. Plus tard, ce sera plus facile. En attendant, il faut lutter".

Françoise P.M apporte d'autres précisions: "Je n'ai été mariée que selon la foi bahá'ie, je ne peux donc pas vous dire que le mariage, pour nous, est différent de ce qu'il est pour les non bahá'is. Il signifie un engagement profond. Je ne suis pas sûre que ce ne soit pas la même chose pour d'autres gens, je crois qu'il existe par exemple chez les catholiques des groupes de réflexion sur le couple qui vont dans la même direction, vers le respect de l'autre, mais peut-être pas avec une recherche constante d'ajustement, de communion, etc... Ça, oui, nous le faisons. Ce qui est difficile, c'est que c'est très exigeant pour soi-même, et qu'il y a des moments où l'on a envie de tout envoyer promener, comme dans n'importe quel rapport humain. Alors on essaie de trouver la solution qui ne fait pas tout casser. En même temps, on ne peut pas se contenter de rapports superficiels du type "passe-moi le sel ou apporte-moi une tasse de café". Il faut que le couple approfondisse constamment sa relation. On ne peut pas tricher, ce n'est pas concevable, et il y a des moments où c'est dur. Vous savez, ce n'est pas parce que l'on est un couple bahá'i que l'on n'est pas des êtres humains. Il y a les mêmes problèmes que chez les autres, "même si les bahá'is essaient de changer leur comportement.

- Il y a aussi des gens d'autres religions, ou des athées, qui essaient de réussir leur couple!

- Heureusement! Mais, quand je vois le fiasco des ménages dans la génération des quarante ans, et la soif d'absolu que tout le monde s'accorde à constater chez les jeunes, je me demande s'il ne serait pas intéressant de créer des groupes multi-confessionnels. Quand je dis multi-confessionnel, ça ne veut pas dire que religion, ça peut être aussi des francs-maçons, des libres-penseurs, mais en tout cas des gens qui ont un idéal et qui le suivent. On discuterait des joies et des problèmes du mariage, comment ça fonctionne, comment ça ne fonctionne pas, ce qu'il faut éviter... ça pourrait être très intéressant, et ce serait peut-être une façon de donner une chance, justement, à cette nouvelle génération qui ne demande qu'à revenir à certaines valeurs puisqu'elle a vu que la prétendue liberté sexuelle aboutissait à un fiasco, que ça ne marchait pas."

Toujours à propos du mariage, Mohammad B. liant les recommandations de Bahá'u'lláh au futur, dessine des perspectives qui, à première vue, paraissent surprenantes, et, à seconde vue, plutôt cohérentes.

"Bahá'u'lláh dit que, dans le futur, la société s'organisera de telle sorte que les adolescents s'épanouissent et que les mariages aient lieu dès le plus jeune âge. Ils s'épouseront au moment où ils sont encore en train de se former, et l'unité de leur couple, ils la bâtiront ensemble. Vous savez bien que lorsque l'on est très jeune et que l'on trouve l'âme soeur, c'est merveilleux. Ceux qui ont les moyens et la chance de pouvoir fonder leur couple à ce moment là progressent à deux, et ont bien plus de chances de réussir leur union que ceux qui se marient tard, et font, alors, beaucoup plus un mariage de raison qu'un vrai mariage de coeur. De plus, les couples jeunes ont de beaux enfants, et comme l'écart est réduit entre parents et enfants, la communication est plus facile, l'entente plus assurée.

- Croyez-vous vraiment qu'à quinze ou seize ans, on soit capable d'assumer l'éducation d'un enfant. alors qu'on l'est encore un peu soi-même?

- A quinze ans, probablement non, mais à dix-huit ans, pourquoi pas. Tout dépend de la manière dont on a été élevé, éduqué. Si vous apprenez à un enfant très jeune à voir le monde et à réfléchir sur lui, à prendre progressivement des responsabilités, à dix-huit ans, il est mûr. Mais si vous le maintenez dans un état d'assisté, d'asservi, d'irresponsable, il ne sera pas mûr à dix-huit ans, mais il ne le sera pas davantage à trente.

Bien sûr, cet enseignement de Bahá'u'lláh ne peut pas être appliqué aujourd'hui. Il le sera à longue échéance. Mais il faut dès maintenant corriger notre vie, nos manières de voir, en fonction de ces principes, pour qu'un jour les choses puissent changer dans le sens de l'épanouissement des êtres". Précision qui a son importance, si le divorce n'est pas recommandé, il n'est pas non plus interdit.

Du mariage à l'éducation des enfants, l'enchaînement est logique. Il est venu tout naturellement.

Il s'agit, dans la foi bahá'ie, d'un devoir sacré, sur lequel repose l'avenir de l'humanité, Il implique, à la fois, l'éducation et l'instruction.

Au mot éducation, les bahá'is attachent le qualificatif de "spirituelle". Les non bahá'is peuvent être tentés de préférer le terme de "religieuse". La doctrine prévoit en effet que l'enfant très jeune doit apprendre la signification de la prière et la nécessité d'une attitude pieuse. "Encore dans le ventre de sa mère, le bébé entend les prières, et leur vibration spirituelle peut avoir une bonne influence sur lui". Dès la naissance, les parents sont invités à prendre l'habitude de chanter et de dire des prières près du berceau. Néanmoins, il est également précisé que les bases du message doivent être inculquées sans dogmatisme, puisqu'elles ont un caractère universel, et qu'il importe d'enseigner également les autres religions et les grands courants philosophiques. A quinze ans, l'adolescent sera en mesure d'entreprendre sa propre recherche, de manière à savoir si oui ou non il souhaite confirmer sa foi bahá'ie. Si tel est le cas, il ne le deviendra effectivement qu'à vingt et un ans.

Mohammad B et Françoise P.M. se sont expliqués de cette imprégnation. Le premier la nuance. "Oui, ils ont de petites prières qu'ils apprennent par coeur, qu'ils disent le matin, avant un repas, ou le soir avant d'aller au lit. Je discute beaucoup avec eux, je leur explique la religion, mais d'une manière globale, en parlant aussi des autres religions... Ce qu'est Dieu, qui a tout créé... Un peu la vie après la mort...

L'important, c'est de leur inculquer l'amour de Dieu et de la religion. Mes enfants étant élevés dans un foyer bahá'i, la première chose qu'ils doivent comprendre, c'est qu'ils font partie de l'humanité, blancs, noirs, jaunes réunis. Ça, on leur explique chaque fois qu'ils posent des questions. Mais il est essentiel de ne pas mener cette éducation de façon étroite. Bahá'u'lláh précise bien qu'il faut élever les enfants dans notre religion, mais en faisant très attention de ne pas aller vers le fanatisme". Françoise PM admet qu'il y a imprégnation mais sans endoctrinement.

" Oui, nous apprenons des prières à nos enfants. Oui, nous leur présentons notre conception religieuse du monde. Oui, nous exerçons sur eux une influence. Mais connaissez vous beaucoup de parents soucieux de l'éducation de leurs enfants qui ne souhaitent pas leur enseigner les valeurs auxquelles ils croient? En revanche, je peux vous assurer que mes filles n'ont vraiment pas été élevées dans un esprit de sectarisme. Une grande partie de leur enfance s'est déroulée en Ethiopie, où nous avons vécu assez longtemps, puisque mon mari est éthiopien et qu'il y avait son travail. Lui même est issu d'une vieille famille éthiopienne chrétienne orthodoxe. Sa grand mère, veuve très jeune, était religieuse. Les petits copains de mes filles étaient catholiques ou musulmans. En outre, comme je travaillais et n'avais personne pour garder ma première née, toute petite, seule la crèche israélienne a accepté de la prendre. Elle a appris à parler l'hébreu en même temps que le français. Des gens me demandaient: ça ne vous gêne pas? Je ne vois pas en quoi cela aurait pu me gêner. Non seulement ils avaient été assez chics de me la prendre, mais les israéliens ont un sens merveilleux de l'éducation des petits. Ils développent leur créativité. Ils leur apprennent la musique. Après l'aînée, la cadette y est allée à son tour.
Donc, vous le voyez, notre environnement était très diversifié. Moi, automatiquement, j'expliquais tout. Pourquoi Noël, pourquoi en Ethiopie tout s'arrête le Vendredi Saint, pourquoi pâques. Et qu'est ce que c'est la fête du Mouton chez le petit copain musulman, et Hanukkah, la fête des lumières, chez les petits copains juifs. Je trouvais normal qu'elles participent à ces fêtes. J'estimais indispensable qu'elles sachent leur signification. Ensuite, elles ont été au lycée franco-éthiopien. Il y avait au moins une soixantaine de nationalités représentées, qui se mélangeaient allègrement. Je n'ai pas eu à leur enseigner le non-racisme, ça aurait été enfoncer une porte ouverte. Tout ça, c'est une chance que j'ai eue, que je n'aurais peut-être pas eue en France.

- Mais dans l'éducation quotidienne des enfants bahá'is, n'y a-t-il pas des règles particulières ?

- Non, vraiment rien de spécial! Le problème des enfants n'est pas un petit problème, et je ne vois pas de couples qui n'éprouvent pas de difficultés face aux enfants. Des difficultés pratiques, quotidiennes. L'éducation de l'enfant est une science en soi, une science de la psychologie qui se développe depuis plusieurs années. Pour nous, c'est l'application des Ecrits, mais aussi toute cette partie scientifique. Quelle que soit votre religion, si vous vous intéressez à vos enfants, si vous voulez les élever autrement que l'on élève des petits cochons, vous êtes attentifs, vous réfléchissez, vous enseignez, et vous loupez les bahá'is comme les autres. Avec le même coefficient de risque que n'importe quels parents. Simplement, nous nous efforçons de transformer en positif ce qui est négatif. Disons plutôt que nous sommes très conscients de l'importance de l'éducation, et qu'il n'y en a pas un parmi nous qui ne le soit pas.

- Vos filles ont adopté la foi bahá'ie sans remise en cause?

- Je ne les ai jamais poussées. J'ai réalisé beaucoup d'expositions bahá'ies, je les emmenais avec moi, je les faisais participer mais plutôt pour des choses pratiques: monter les panneaux, dessiner des choses, etc A quinze ans, mon aînée ne voulait absolument pas entendre parler de tout ce qui était religieux. Je l'ai laissée tranquille.

- Cela ne vous a pas inquiétée, troublée?

- C'est normal! Ecoutez, si à quinze ans on n'est pas contre ses parents, on ne le sera jamais.

- Ensuite, ça s'est arrangé?

- Oui. Elle a été dans des réunions de jeunes bahá'is où l'on ne faisait pas beaucoup d'enseignement, mais où on partait camper huit jours pour faire de la varappe, de la spéléo., du canoë. Comme c'était une fille qui voulait vraiment faire du sport, ça l'a enthousiasmée. Peu à peu, elle a appris à relativiser. A quinze, seize ans, on ne peut pas relativiser, on est trop entier. Elle a compris qu'être bahá'i ce n'était pas une "teinture" acquise par son éducation, mais quelque chose qui la remettait en question, qui vous oblige à vous remettre en jeu tous les jours." Et voilà.

- Et sa soeur?

- Sa soeur a eu un cheminement plus calme. Elle a beaucoup, beaucoup lu. Elle est allée voir elle-même. C'est elle qui a décidé. Je n'ai pas eu besoin de l'emmener quelque part, ni de lui montrer quoi que ce soit. Elle est devenue bahá'ie sans à coups, de façon extrêmement posée."

Nous voulions encore vérifier ce qui nous avait été expliqué: dans la religion bahá'ie, la première responsable de l'éducation est la mère. Nous avons posé la question à Mohammad B avant d'y revenir dans ce qui concerne spécifiquement la condition féminine.

"Pourquoi est ce la femme, et non le couple, qui a d'abord la charge de l'éducation des enfants?

- Parce que dans la première période de leur vie, la plus importante, la plus intense, les enfants sont d'abord avec leur mère, qui auparavant les a portés. Cette présence leur imprime les premières bases. C'est une prééminence qui vaut disons pour les deux ou trois premières années de l'existence. Mais elle ne dégage en rien la responsabilité du père. Elle ne peut lui permettre de se soustraire à son rôle d'attention, d'affection, d'intervention qui équilibre l'affectif et la psychologie de l'enfant"

Reste l'instruction, qui dans l'optique bahá'ie est fort loin de symboliser toute l'éducation, mais en fait partie intégrante. Le professeur K,S insiste sur ce point:

"Ce qui m'a beaucoup apporté, c'est de faire des études. L'importance accordée à l'instruction est très spécifique des bahá'is. Les valeurs scolaires et universitaires sont beaucoup plus valorisées que les valeurs financières et matérielles. C'est clair, moi j'ai vécu dans un environnement familial aisé, où on me disait l'argent, ce n'est pas la vraie valeur. La vraie valeur, c'est la connaissance, tout ce que tu peux acquérir par l'éducation et les études. L'histoire des bahá'is iraniens est à ce sujet intéressante. Au départ c'était des musulmans, des juifs, quelques chrétiens très peu rassemblés dans une minorité qui ne se différenciait pas du reste de la population iranienne. Après cent, cent cinquante ans, il n'y avait pratiquement plus d'analphabètes, les filles étaient mieux éduquées... Sept ou huit générations ont suffi pour qu'un groupe d'iraniens devienne plus éduqué que la moyenne de la population, parce que le système bahá'i favorisait cela."

Il nous restait encore à aborder le comportement dans la vie professionnelle, les rapports sociaux. Avec Mohammad B, cadre administratif, nous l'avons exploré sous l'angle des rapports avec les subordonnés.

"Bahá'u'lláh prescrit de ne pas médire, de comprendre plutôt que de juger, de préférer la concertation à l'autorité, mais par exemple, si, dans votre travail, on vous agresse, comment réagissez-vous ?

- En toute sincérité, je n'ai pas eu l'occasion d'être confronté à cette situation. Généralement, on a avec les autres les rapports que l'on mérite. Les gens qui dégagent honnêteté, amitié, sincérité, qui font ce qu'ils peuvent pour faciliter la vie des autres, qui ne considèrent pas leurs subordonnés comme des robots auxquels il suffit de donner des ordres à exécuter, mais qui dialoguent, cherchent les bonnes solutions, ne rencontrent que de rares oppositions.

- Honnêtement, cela ne vous est jamais arrivé de penser: celui là, vraiment, je ne peux pas le voir?

- Pas comme ça. Il y a des gens qui n'arrivent pas à me cerner, qui s'interrogent, qui ne comprennent pas que je sois différent...

- Ça, c'est eux par rapport à vous, mais vous par rapport à eux?

- Eh bien, évidemment, il y a parfois des gens que je trouve difficiles. Je le leur dis. C'est important. Il y a des gens qui au lieu de le dire à l'intéressé vont le dire à d'autres Je ne condamne pas. J'essaie de comprendre le pourquoi d'une attitude. Même dans les petites choses. Tenez, un exemple banal, le type qui arrive en retard le matin au travail. Si le premier réflexe est d'abord de regarder sa montre et de l'engueuler, au lieu de vérifier d'abord qu'il n'y a pas eu un problème, je ne trouve ça ni normal, ni humain. On peut toujours passer un savon, mais le côté coeur doit compter autant que le côté raison. Quand il y a un problème dans le travail, j'essaie toujours de voir où est ce problème, et si je peux aider à le résoudre. Qu'est ce que ça me coûte? Une heure? Qu'est ce qu'une heure? J'applique cela avec mes subordonnés. Ce n'est pas toujours perçu comme je le souhaite, mais on le remarque"

L'original parcours professionnel de Françoise P M révèle une autre facette des attitudes bahá'ies dans la vie professionnelle. Kinésithérapeute, elle enseigne en France dans le cadre hospitalier. Puis, suivant son mari en Ethiopie, elle apprend l'amharique, langue officielle, plus le dialecte le plus parlé par les paysans et exerce sa profession en praticienne dans des conditions très dures. "J'ai créé, avec des Allemands, le premier centre de rééducation. Dans des pays comme l'Ethiopie, vous avez des cas épouvantables, aucun moyen financier ou presque, pas de solution pour les aider, plus la pression des pays occidentaux qui cherchent à placer leur matériel alors qu'il n'est pas adapté aux conditions locales. C'était terriblement éprouvant." Plus tard, pour des raisons personnelles, elle change radicalement d'orientation, et, revenue en France avec son mari et ses filles, elle prend, a 45 ans, le chemin de la Sorbonne afin de préparer, en un an, une licence et une maîtrise qu'elle obtient.

Elle est actuellement chargée de mission auprès du Président d'un important organisme français très directement lié à la publicité. Or qui dit publicité dit incitation à la consommation. Est ce qu'il n'y a pas là une contradiction pour l'adepte d'une religion qui, sans jeter l'anathème sur l'avoir, à l'évidence privilégie l'être?

"Je dirais oui, assure Françoise PM, si dans le secteur où je travaille il n'y avait pas une commission d'éthique, avec un souci constant de préserver les questions de moralité dans la profession. En revanche, là où ça me gêne, c'est lorsque l'on fait de la publicité pour les boissons alcoolisées, le tabac, ou le lait non maternel dans des pays en voie de développement, où l'on sait bien que son usage est catastrophique. Cela, ça me choque énormément. Donc, je suis contre.

- Etre contre, ça se concrétise comment ?

- Je ne peux pas l'empêcher, je n'en ai pas le droit, mais je m'abstiens, et si on me demande mon avis, je le donne.

- Si vous étiez directement impliquée dans une agence de publicité, comme créatif par exemple, accepteriez-vous de promouvoir n'importe quel produit?

- Je pense que j'aurais du mal à faire coïncider cela avec ma propre éthique.

- Si vous aviez le choix entre accepter de faire de la publicité pour un produit contraire à votre éthique personnelle ou refuser et perdre votre situation, que feriez vous?

- C'est tout choisi. Je perdrais ma situation! Si je suis créative, justement, je justifierai ma créativité en étant créative pour moi-même, et en mettant sur pied quelque chose qui me corresponde.

- Le fait d'être bahá'ie a-t-il été parfois un obstacle à votre activité professionnelle?

- Indirectement. Par exemple, il est arrivé que l'on me demande d'accompagner mon Président dans un pays musulman très orthodoxe où les bahá'is sont interdits de séjour. Pour avoir le visa, il faut remplir une fiche et indiquer sa religion. Il était hors de question que j'indique catholique" comme il m'avait été suggéré de le faire, puisqu'effectivement j'ai été catholique, et pratiquante...Donc j'ai expliqué cela à mon patron... et il est parti sans moi, voilà tout.

- vos collègues de travail savent que vous êtes bahá'ie?

- Je ne porte pas un badge, mais oui, ils le savent.

- Ça n'a pas d'autre incidence?

- Pas spécialement. Sauf sur un point, quand même, dans les situations de revendication. Vous savez bien, dans les bureaux, tout se dit. il y a les grenouillages, etc et ceux qui aimeraient bien être tenus au courant de ces grenouillages. On sait que ce que l'on me dit ne sera jamais divulgué. Ils viennent me raconter: Un tel est ceci, X est un salaud... Alors j'essaie de dédramatiser, de dénouer l'écheveau, ils savent que ça restera là, et ça évite un clash. Si vous voulez, il m'arrive de faire la mère du régiment.

- Autant dans votre vie professionnelle que dans votre vie sociale, vous arrivez vraiment à ne pas médire, à ne pas vous mettre en colère, à ne pas dire ou vous dire: quel idiot ou quel salaud?

- Mais je ne dis pas qu'on y arrive tout le temps! C'est ça le drame. C'est tout notre réflexe, toute notre faiblesse humaine...

- Alors, vous culpabilisez?

- Culpabiliser ne sert à rien. La culpabilité est destructrice. On n'est pas censé repartir en arrière. Un bahá'i doit toujours aller de l'avant, poursuivre son effort vers l'amélioration. Du courage, il en faut pour être bahá'i. Mais, au fond, c'est vrai pour n'importe quelle foi que l'on vit vraiment."

Le rapport entre le vécu de la foi et la vie professionnelle nous a enfin semblé particulièrement intéressant dans tout ce qui touche au médical. Il nous fut possible d'en faire une première approche en assistant à une journée de rencontres organisée par l'association des médecins bahá'is dont beaucoup, ce détail nous frappa sont d'origine iranienne.

Pas de prière au début ni à la fin. Une assemblée attentive mais plutôt décontractée. Sur la petite estrade où se succédaient les intervenants, bahá'is ou non, plus de chaleur et de sincérité que d'emphase, avec tutoiement généralisé. Sans s'attarder au détail des exposés ou des discussions qui suivaient chacun d'entre eux, que la parole soit donnée à un généraliste, un chirurgien, un pédiatre, une pharmacienne ou une infirmière, à noter tout de même la charmante jeune fille prénommée Monique qui attaqua bravement son exposé par "Je tiens à déclarer avant toute chose que je suis solidaire des infirmières en grève" (c'était en novembre 88), on peut résumer l'ensemble de cette journée à un dénominateur commun: l'approche globale de l'être humain opposée à une vision purement technicienne. Elle était perceptible dans l'intervention de ce responsable (non bahá'i) d'un service d'anesthésie, parlant de ces malades dont les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri, et de la nécessité de ne pas transformer les comateux en objets exclus de toute communication. Mais présente aussi quand cette pharmacienne insistait sur le fait que sa fonction ne consistait pas seulement à vendre des médicaments, mais à tranquilliser, conseiller, aider les patients, dans une relation humaine, constatant que son plus gros problème était, compte tenu de cette attitude, celui du manque de temps.

Quand cette infirmière, très simplement, disait: parce que je suis bahá'ie, je mets beaucoup d'idéal dans mon travail. Quand ce chirurgien remarquait: il ne s'agit plus d'établir une relation binaire médecin-malade mais une relation triangulaire, incluant les forces de la vie, et citait Ambroise Paré "Je le pansais, Dieu le guérit".

Instruits par ces prémices, nous avons logiquement souhaité pousser plus avant la réflexion, ce qui nous amena dans le salon très élégant du professeur K.S.. Comme ce fut souvent le cas au cours de notre enquête, il nous tint le discours que nous n'attendions pas.

"Il y a, dans notre travail de médecin, des parties où le fait d'être bahá'i n'intervient pas du tout, et d'autres où cela, me semble-t-il, nous amène à agir d'une certaine façon. Si vous voulez, prenons un exemple, je suis médecin, chef de service et universitaire. J'ai deux fonctions. L'une est de soigner les patients. L'autre d'être un peu un animateur, un chef d'équipe. Dans ces deux fonctions, il y a des choses qui sont de l'ordre de la technique, où le fait d'être bahá'i n'intervient pas: le choix d'un traitement, une décision thérapeutique, tout ce que l'on peut appeler des décisions politiques dans le cadre de l'université, quels types de cours nous devons donner, quels horaires établir, relèvent de décisions professionnelles, de connaissances techniques. Et puis, dans les deux parties, médicale et extra médicale, il y a aussi des aspects où la foi intervient: dans la relation au malade, la conception des devoirs vis à vis de la communauté. Le fait d'être bahá'i nous aide parce qu'il nous donne des repères. Evidemment, en tant que médecin, on est en permanence confronté à des problèmes d'éthique. Mais ce n'est pas spécifiquement bahá'i. Il y a ceux qui sont devenus des techniciens, et puis ceux qui se préoccupent de ces problèmes et y réfléchissent, pas en tant que bahá'is, mais en temps qu'individus ayant d'autres valeurs que les valeurs purement scientifiques. On arrive à être en parfaite harmonie éthique avec des tas de confrères qui ont d'autres croyances ou sont non croyants.

Par exemple, une des plus graves interrogations que nous rencontrions aujourd'hui est due à l'efficacité des moyens techniques dont nous disposons. Nous ne pouvons pas les appliquer comme ça, simplement parce qu'ils existent. Il faut toujours se demander où est l'intérêt du malade. Prenons le cas d'un patient pour lequel on envisage une opération. En anesthésie, actuellement, on peut tout faire. Il n'y a pratiquement plus de contre indication. La bonne question est: faut il l'opérer? En quoi sa vie en sera t elle améliorée? Est ce que, pour lui, ce sera bénéfique ou pas? L'obstacle n'est plus scientifique. La question se pose avec la même acuité pour des cancéreux en phase terminale, des accidentés graves en coma dépassé, des vieillards à bout de vie.

- En somme, chaque fois que l'on pourrait utiliser le terme d'acharnement thérapeutique?

- Oui, l'acharnement thérapeutique est l'une des facettes importantes de la question. En gros, nous avons trop de pouvoir, il faut y réfléchir et en user avec discernement. Beaucoup de médecins se posent ce type de problème. Mais cette réflexion implique des données scientifiques. Il faut être du métier pour s'y aventurer. Je suis parfois surpris et choqué, je vous le dis en toute franchise, de voir des bahá'is porter des jugements d'éthique médicale en ne connaissant pas la médecine. Ils ont quelquefois l'impression qu'ils détiennent seuls la vérité, qu'ils sont les seules personnes qui se posent les problèmes d'éthique. Je suis contre ça. Je trouve autour de moi, dans mon travail, beaucoup de personnes qui se posent ces problèmes, beaucoup de personnes généreuses, beaucoup de personnes qui pensent au malade plutôt qu'à la maladie. Ce n'est pas parce que l'on est bahá'i que l'on est le nombril du monde! En revanche le fait d'être bahá'i aide beaucoup à toute la réflexion sur la jeunesse et la vieillesse, la souffrance, la vie, la mort, même des choses comme la fécondation in vitro ou l'avortement. On vit dans cette réflexion permanente. On n'a donc aucune réticence à en discuter.

- Quelle est la position orthodoxe de la foi bahá'ie sur l'avortement?

- Je ne la connais pas. Je ne suis pas un, "bahá'i orthodoxe".

- Alors, quelle est la vôtre?

- Vous savez que les médecins n'ont pas le droit de refuser leurs soins à quelqu'un qui en a besoin, mais peuvent, par clause de conscience, refuser de pratiquer un avortement. Moi, en tant qu'anesthésiste, je participe à certains avortements, et si je le fais, c'est que je pense qu'il y a des cas où c'est indiqué. L'avortement est catastrophique, c'est horrible de le faire, la femme qui le subit en gardera nécessairement quelque chose dans la tête, une séquelle, il y a toujours une blessure. Mais il y a des cas où, en ne le faisant pas, la séquelle peut être plus grave encore. Et je ne me place pas au niveau de l'âme du bébé, je vous le dis très honnêtement.

- Comment vous comportez vous face à un patient qui va mourir?

- Il ne peut pas y avoir d'a priori. Il faut sentir la chose. Quand un patient sait qu'il va mourir, il y a un moyen de lui dire: Voilà, vous avez une maladie à pronostic grave. Moi je suis médecin, je suis en bonne santé, mais il se peut que demain je sois mort, et que vous vous soyez encore là. Je n'ai pas un rapport de supériorité avec vous. Vous êtes un être humain, je suis un être humain. La seule chose qu'il y a c'est que j'ai une connaissance qui peut vous aider. C'est ma seule supériorité mais moi non plus, je n'ai pas l'éternité. Je crois que ça, c'est déjà important.

- Oui, mais pas spécifiquement bahá'i. Bien d'autres médecins, comme vous le soulignez vous-même, ont cette attitude. Alors, n'y a-t-il rien de spécifiquement bahá'i dans votre comportement de médecin.

- Je n'ai pas de recettes bahá'ies. En revanche, il y a des domaines où je suis comme un poisson dans l'eau parce qu'ils sont ceux là même de la vie bahá'ie, et que j'ai été élevé comme ça. Une grande ouverture à l'écoute des avis différents. Une très grande habitude de la concertation, ou, comme nous disons, de la consultation, parce que, dans la communauté bahá'ie, on vit de façon consultative. Je dirai presque que c'est une technique que l'on acquiert très vite dans la communauté bahá'ie qui fonctionne tout le temps comme ça, qui est très utile, très enrichissante. Une autre chose enfin qui me vient de mon éducation c'est une intransigeance totale contre tout préjugé de race, de sexe, de classe. Encore une fois, ce n'est pas un monopole des bahá'is, mais chez eux, une attitude naturelle. L'éducation bahá'ie, m'aide beaucoup. Pour moi, ce fut une bonne école. D'autres ont la même attitude sans avoir eu cette école là, et ils l'ont parfois mieux que moi.

- Est ce que l'on ne trouve pas plus fréquemment chez les médecins bahá'is que chez les autres un grand souci de respecter le malade dans sa personne? Globalement, l'attitude des médecins hospitaliers s'améliore, mais il est encore fréquent de voir de grands patrons traiter la maladie avec une haute compétence, mais ne pas faire plus de cas du patient hospitalisé que s'il était un objet ou un idiot total.

- Peut-être 1'ambition, le souci d'efficacité deviennent ils parfois l'élément essentiel, au détriment d'autres valeurs. Mais les vrais grands patrons sont des êtres sensibles. Mes maîtres ont toujours été d'une écoute, d'une humilité extraordinaires. Vous savez, il y a un proverbe persan qui dit l'arbre plein de fruits est un arbre penché. Ce n'est pas une affaire de religion, mais de qualités humaines. Moi je suis séduit, rassuré, heureux, de voir tant de gens dans ma profession qui ont ces qualités là, et qui ne sont pas bahá'is. Il y a beaucoup de gens qui ont un comportement qui va dans le même sens que le nôtre. J'ai l'impression de participer à un courant positif qui va dans le sens de l'écoute, de l'ouverture, de l'accord des peuples. Simplement, quand on est né, comme moi, dans une famille bahá'ie, il y a beaucoup de choses qui sont devenues quasiment un réflexe, que l'on fait plus facilement, c'est tout.

- Beaucoup d'iraniens bahá'is sont médecins. Dans votre cas, c'était une vocation? Un souci d'être utile? Une conséquence directe de votre foi?

- Pas du tout. J'ai fait une terminale mathématiques, mais je n'étais pas assez fort en maths pour les classes préparatoires de grandes écoles qui m'intéressaient. Alors, c'est plutôt un hasard. Mon frère était médecin, j'ai fait médecine.

- On m'a dit que le médecin personnel du dernier Shah d'Iran était bahá'i

- C'est vrai.

- Imaginons que l'ayatollah Khomeyni, qui persécute vos coreligionnaires, ait besoin de vos soins. Que feriez vous?

- Je le soignerais, c' est évident. Une des plus belles choses que nous ayons, dans le corps médical, c'est de soigner les gens, quels qu'ils soient. Votre exemple est un peu artificiel, mais le type qui arrive à l'hôpital après s'être bourré la gueule et a causé un accident de voiture où il y a eu cinq victimes, on le soigne comme les autres. Aux Etats Unis, où j'étais récemment, combien arrivent aux urgences de trafiquants de drogue qui font du mal à la jeunesse, qui sont des gens immondes? Les infirmiers, les médecins les soignent et se fichent de savoir qui c'est, puisque c'est un être humain. Et dans les hôpitaux français, est-ce que le personnel médical fait un tri en disant tiens, celui là, c'est un étranger, on ne va pas le soigner? Ça fait partie des choses encore rassurantes. Donc, si l'ayatollah vient, j'espère que j'aurai le plaisir de le soigner malgré le fait qu'il a persécuté les bahá'is en Iran. Ceci n'a pas d'incidence sur l'exercice de mon métier.

Au cours de cette exploration de la vie quotidienne des Bahá'is, nous avons encore abordé le problème de l'attitude politique. Toute adhésion à un parti, toute opposition active à un gouvernement en place sont, rappelons le, interdites. Qu'en est-il dans les faits? Mohammad B, y a fait allusion à propos des parents qui lui avaient fait découvrir la foi bahá'ie à l'époque de la guerre d'Algérie. Ils étaient pour l'indépendance. Mais au moment où, à Oran, vous vous en souvenez, il y a eu une situation dramatique, explosive, ils se sont je crois surtout efforcés de faire le lien, de maintenir le dialogue entre les deux communautés qui s'opposaient.

A propos des régimes tyranniques, corrompus, racistes, Françoise PM a un discours très clair, et très bahá'i: Il faut tourner en positif toutes les situations, même les plus catastrophiques.

- Difficile de tourner en positif les goulags, les stades de Pinochet ou l'Apartheid!

- Si on est à l'intérieur, on peut faire de l'enseignement autour de nous pour que les gens ouvrent les yeux. On n'est pas obligé d'enseigner la foi bahá'ie avec le prêchi-prêcha. Mais dire aux gens, vous avez le droit d'apprendre à penser par vous-même, de lire les journaux, de comprendre." Pourquoi ces tyrans ont-ils le pouvoir? Parce qu'il y a trop de gens qui ont gobé, qui n'ont pas relativisé, qui n'ont pas eu l'esprit critique, et le malheur de ce monde, c'est de maintenir les peuples dans la soumission sans discussion. Je vous jure que ce qui ferait le plus peur aux tyrans actuels, c'est de se trouver face à des peuples qui se prennent en main. Si les individus se prennent en main, le peuple se prend en main, à ce moment là, vous savez, c'est très difficile à un type de raconter n'importe quoi. Notre rôle, dans une dictature, ce n'est pas de fuir, c'est d'encourager, de maintenir le moral, et de dire ne soyez pas résignés, car la résignation est une chose épouvantable. C'est en cela que l'on peut être positif, tout en étant non-violent."

A la fin de notre tour d'horizon, nous sommes arrivés à la conclusion que le plus grand dénominateur commun du quotidien bahá'i, celui auquel tous font référence, est le réflexe de la concertation qui est une des lois sociales de Bahá'u'lláh. Au niveau de l'entreprise aussi bien que de la cellule familiale, dans le travail comme dans le privé, dans l'ordre administratif de la communauté comme dans la vie personnelle des croyants, une décision importante n'est jamais prise sans que tous les points de vue se soient exprimés. Comme l'écrivait Abdu'l-Bahá: "La brillante étincelle de la vérité ne jaillit que du heurt de diverses opinions."

Il nous restait à parler des loisirs. Sujet vite épuisé. A part les coins de feu, les réunions de l'Assemblée locale, les écoles d'été où, pendant une semaine, on consacre le matin à l'approfondissement d'un thème qui n'est pas obligatoirement religieux, et l'après-midi aux distractions et aux sports, rien de particulier. Cinéma, musique, théâtre, danse, réunions d'amis, chacun fait ce qu'il veut. Simplement, précise Mohammad B, nous rejetons ce qui est dégradant, bassement commercial, et nous essayons d'aller vers ce qui est beau, ce qui est bien, dans la musique comme dans la cuisine ou les vêtements." Nous lui emprunterons cette conclusion: "Dans la foi bahá'ie, certaines règles ont des applications strictement spirituelles, d'autres une portée plus communautaire, plus sociale, plus humaine. Leur respect est capital pour constituer les bases saines de la société et préparer l'émergence d'une civilisation divinement inspirée, divinement guidée. Mais l'essentiel, pour réaliser l'unité, c' est l'amour de son prochain au niveau universel, dans son ensemble et sa diversité. Si on n'a pas intégré ça, on n'est pas bahá'i."


CHAPITRE V - LE RÔLE DES FEMMES

"Comme l'oiseau, l'humanité possède deux ailes, l'une mâle, l'autre femelle. Si les deux ailes ne sont pas également fortes et mues par une force commune, l'oiseau ne peut s'envoler vers le ciel" (Abdu'l-Bahá 1913).

Aucune des grandes religions monothéistes ayant précédé la foi bahá'ie n'accorde aux femmes autant d'importance que cette dernière. On est cette fois très loin des conceptions judéo-chrétiennes ou musulmanes qui les limitaient à leur rôle de reproductrices, ou faisaient d'elles, dans le pire des cas, une créature du diable et dans le meilleur le repos du guerrier. On a peine à croire que les enseignements du Báb sur la condition féminine, puis ceux de Bahá'u'lláh, transmis par ses successeurs, aient pu naître au milieu du XIXe siècle, à plus forte raison dans un berceau musulman. Pourtant les faits sont là. Et les écrits qui les attestent méritent d'être largement cités.

En 1913, à Londres, dans une réunion de la Ligue pour la liberté des femmes, Abdu'l-Bahá s'exprimait ainsi:

"Les femmes doivent progresser et remplir leur mission dans tous les domaines de la vie, devenant ainsi les égales des hommes. Elles doivent être au même niveau qu'eux et jouir des mêmes droits. Ceci est mon ardente prière et c'est l'un des principes fondamentaux de Bahá'u'lláh.

Certains savants ont déclaré que le cerveau des hommes pèse plus lourd que celui des femmes, et ils prétendent que ce fait constitue une preuve de la supériorité de l'homme. Cependant, en observant autour de nous, nous voyons des gens dont la tête est petite et dont le cerveau doit peser peu faire preuve de la plus haute intelligence et des plus grandes facultés de compréhension, et d'autres qui ont une grosse tête dont le cerveau doit être lourd, ne sont, cependant que des sots. Par conséquent, le poids du cerveau n 'indique ni la supériorité ni le véritable degré de l'intelligence.

Lorsque les hommes, comme seconde preuve de leur supériorité, affirment que les femmes n'ont pas su s'accomplir autant qu'eux, ils se servent d'un pauvre argument démenti par l'histoire. Mieux informés, ils sauraient que des femmes de valeur ont accompli des choses remarquables dans le passé, et que, de nos jours, il en existe beaucoup qui accomplissent des tâches importantes. (...)

Les femmes doivent marcher de l'avant, pour le perfectionnement de l'humanité elles doivent étendre leurs connaissances scientifiques, littéraires et historiques. D'ici peu, elles obtiendront leurs droits. Les hommes constateront leur sérieux, leur dignité, les améliorations qu'elles apportent à la vie politique et civile, leur opposition à la guerre et leur désir d'obtenir le suffrage universel et des facilités égales à celles des hommes..."

Un peu plus tard, Abdu'l-Bahá tenait un discours encore plus prémonitoire:
"Dans le passé, le monde a été gouverné par la force et l'homme a dominé la femme en raison de caractéristiques plus impétueuses et plus agressives inhérentes tant à son cerveau qu'à sa constitution. Mais la balance penche déjà; la force perd de sa prépondérance et la vivacité d'esprit, l'intuition, les qualités spirituelles d'amour et de dévouement qui caractérisent la femme acquièrent de plus en plus d'ascendant. Aussi l'âge nouveau sera-t-il un âge moins masculin et plus imprégné des idéaux féminins ou, pour parler plus exactement, un âge au cours duquel les éléments féminins et masculins de la civilisation se trouveront dans un juste équilibre."

Non seulement la doctrine bahá'ie devançait ainsi les légitimes revendications des suffragettes du début du siècle - droit à l'égalité, à l'instruction, au vote, à la participation aux décisions politiques - mais, faisant un bond dans le temps, elle dépassait la période agressive du féminisme des années 60, basé sur la revendication posée en terme de lutte contre les hommes, et d'une certaine façon, de "copie" du modèle masculin, et installait l'idée de l'égalité complémentaire, de l'équilibre dans la différence, qui commence à peine a se dessiner aujourd'hui.

Ceci explique sans doute que, dès la naissance de la foi bahá'ie, de nombreuses femmes issues de milieux, de cultures très différents, y aient adhéré, non seulement pour sa définition de la révélation progressive, ses idéaux d'unité, sa promesse de paix universelle, mais pour l'égalité et le rôle spécifique que, pour la première fois. une religion leur reconnaissait.

Certaines de ces femmes sont devenues, dans la saga des disciples de Bahá'u'lláh, des héroïnes dont se raconte l'histoire, légendaire ou exemplaire, du temps du Báb à nos jours.

Deux d'entre elles apparaissent, dès la naissance de la foi bahá'ie, coiffées de l'auréole des martyrs, dans le récit écrit par un témoin direct, La chronique de Nabil. (Maison d'Edition Bahá'ie Bruxelles, 1986) La première eut pour nom Zaynab. Elle n'a laissé qu'une trace émouvante et fugitive. C'était une jeune paysanne d'un hameau des environs de Zanjan. Elle s'était convertie au babisme dans le sillage d'un croyant nommé Hujjat. Cela se passait à l'époque ou Bahá'u'lláh n'avait pas encore institutionnalisé la non-violence comme règle de conduite. Persécutés, certains bábis défendaient leur foi et leur vie l'arme au poing. Sous la conduite d'Hujjat, quelques uns d'entre eux se réfugièrent dans un fort et, faisant succéder les sorties aux attaques des assaillants, réussirent, malgré la faim, les difficiles conditions de survie, à tenir tête pendant plusieurs mois aux régiments que le gouvernement expédiait successivement contre eux et à leur causer de lourdes pertes. Zaynab, de son plein gré, vint partager le sort du groupe de femmes et d'enfants qui s'étaient joints aux défenseurs du fort.

Et Nabil raconte:

"La vue des épreuves et des difficultés que ses compagnons devaient endurer suscita en elle une irrésistible envie de se déguiser en homme et de contribuer à repousser les attaques répétées de l'ennemi. Elle mit une tunique et un couvre chef semblables à ceux de ses compagnons, se coupa les tresses, s'attacha une épée à la ceinture et, s'emparant d'un fusil et d'un bouclier, s'introduisit dans leurs rangs. Personne ne la soupçonna d'être femme lorsqu'elle sauta pour aller prendre place derrière la barricade. Dès que l'ennemi chargea, elle dégaina son épée et se jeta avec une incroyable audace sur les forces déployées contre elle. Amis et ennemis furent ce jour là émerveillés par un courage dont ils n'avaient jamais vu d'égal. Elle fut considérée par ses ennemis comme un fléau qu'une Providence en colère leur avait envoyé. Ecrasés par le désespoir, ils abandonnèrent leurs barricades et fuirent honteusement devant elle.

Hujjat, qui observait les mouvements de l'ennemi d'une des tourelles, reconnut Zaynab et fut émerveillé par la vaillance dont elle faisait preuve. Il donna l'ordre à ses hommes de la prier de retourner au fort et de renoncer à sa tentative. "Aucun homme, l'entendit-on dire, n'a montré autant de vitalité et de courage." Lorsqu'il l'interrogea sur le mobile de son comportement elle fondit en larmes et dit: "Mon coeur souffrait de pitié et de tristesse lorsque je voyais la peine et la souffrance de mes condisciples. J'avançais, poussée par un appel intérieur auquel je ne pouvais résister. J'avais peur de vous voir me refuser le privilège de partager le sort de mes compagnons. Je puis vous assurer en toute certitude que personne, jusqu'à présent, n'a découvert mon sexe. Vous seul m'avez reconnue. Je vous adjure par le Báb de ne pas m'ôter ce privilège inestimable qu'est la couronne du martyre, unique désir de ma vie." Hujjat accepta la requête de Zaynab et lui dit de ne pas dépasser les limites que la foi leur avait imposées. "Nous sommes appelés à défendre nos vies, lui rappela-t-il, contre un traître assaillant, et non à mener la guerre sainte contre lui."

Durant une période de non moins de cinq mois, cette jeune fille continua à tenir tête, avec un héroïsme inégalé, aux forces de l'ennemi. Se souciant peu de la nourriture et du sommeil, elle oeuvra avec une sincérité fiévreuse pour la cause qu'elle aimait pardessus tout.(...) Sans cesse au milieu du combat et au tout premier rang du tumulte qui faisait rage autour d'elle, elle était toujours prête à se précipiter au secours de tout poste que menaçait l'assaillant, et à prêter assistance à tous ceux qui avaient besoin de son encouragement ou de son soutien..." Mais la résistance des bábis s'épuise. Zaynab le voit. Un jour, voyant que ses compagnons se trouvaient soudain débordés par les forces ennemies, elle courut désespérée chez Hujjat et se jetant à ses pieds, le supplia, les yeux baignés de larmes, de lui permettre de se précipiter à leur secours. Ma vie, je le sens, tire à sa fin. Je puis moi-même tomber sous l'épée des assaillants. Pardonnez-moi mes fautes, je vous en supplie, et intercédez en ma faveur auprès de mon maître, pour l'amour de qui je brûle ma vie."

Malgré les propositions criées par les hérauts du gouvernement, promettant sauf-conduit et même récompenses à tous ceux qui se rendraient et renonceraient à leur foi, sous la parole d'honneur du Shah, les bábis continuèrent la lutte, et furent massacrés. Ainsi finit l'histoire de Zaynab, petite Jeanne d'Arc iranienne, héroïne d'un épisode qui rappellera aux Occitans le siège et la chute de Montségur, ce château fort de l'Ariège où au XIIIe siècle, les derniers Cathares du Languedoc résistèrent aux troupes du roi de France avant de monter sur le bûcher, plutôt que de renier leur foi.

La plus grande figure marquante dès débuts de la foi fut cependant Tahereh. Son nom est présent dans toutes les mémoires bahá'ies, son histoire si exemplaire qu'elle suscita plusieurs livres, que le comte de Gobineau la conta dans Les religions et les philosophies de l'Asie centrale, et que Sarah Bernhardt voulut en tirer un drame dont elle aurait incarné l'héroïne. Tahereh naquit entre 1817 et 1820 à Qazvin, une ville au sud de la mer Caspienne, qui fut au XVIe siècle la capitale de l'empire. La vie sourit d'abord à cette contemporaine du Báb et de Bahá'u'lláh. Son père Mollah Salih était riche, lettré, et considéré comme l'un des docteurs de la loi coranique parmi les plus érudits et les plus influents de tout l'Iran. Surpris par l'intelligence de sa fille, et la rapidité qu'elle mettait à acquérir des connaissances, il se chargea lui même de son instruction, puis lui donna un précepteur, fait rarissime à une époque et dans un pays où la coutume n'était pas d'éduquer les filles. Très vite elle surpassa ses frères, et n'ignora bientôt plus rien du Coran, du sens des traditions et de la loi de l'Islam. Son père, dit la légende, se désolait qu'elle ne soit pas née garçon, en songeant qu'elle aurait pu alors devenir une célébrité de l'empire. A treize ans, on la maria à son cousin germain, Mollah Muhammad, fils du frère aîné de son père, Mollah Taqui, dont elle eut deux fils et une fille. Elle continua cependant à résider le plus souvent et à étudier sous le toit paternel, tout en disposant d'une pièce dans la demeure conjugale.

Ses lectures, déjà, l'avait rendue critique sur la manière dont les hommes interprètent le Coran lorsqu'elle découvrit, dans la bibliothèque d'un parent qu'elle visitait, des livres de Cheikh Ahmad et de son disciple, Sayyed Kazem Rachti. Dès le premier contact, elle fut si intéressée qu'elle demanda la permission de les emporter pour pouvoir les étudier. D'abord réticent - il savait que les théories "modernes" des auteurs déplaisaient fort au père de la jeune femme - son hôte se laissa convaincre.

Cheikh Ahmad était, nous l'évoquions au début de cette enquête, le chef de file d'une école coranique chiite qui tenait pour certain le retour imminent du Mahdi et du Douzième Imam, l'Imam caché, et avait expédié partout des messagers chargés de le trouver. Il s'interrogeait également sur le concept de la résurrection des corps, tel qu'il est enseigné par l'Islam. Durant un voyage en Iran, fait à l'invitation du Shah, Cheikh Ahmad s'était arrêté à Qazvin, et avait rendu visite à Mollah Taqi. Leur discussion théologique à propos de la résurrection s'était si mal terminée que l'hôte avait traité le voyageur d'hérétique, et manifesté une telle hostilité que ce dernier avait dû quitter la ville. Cela n'empêcha pas Tahereh d'étudier très attentivement les livres qu'elle avait réunis, et d'y trouver l'écho de sa propre recherche, si bien qu'elle entama une correspondance avec Sayyed Kazem Rachti, le disciple de Cheikh Ahmad, lui posant nombre de questions judicieuses et profondes sur la religion. Déjà ouvert aux idées novatrices, le plus jeune de ses oncles paternels, Mollah Ali, qui devait devenir un fervent disciple du Báb, se chargeait de recevoir et d'expédier les lettres. Sayyed Kazem fut si impressionné par la personnalité de sa correspondante qu'il la nomma Qurratu'l-Ayn, Consolation des yeux."

Un peu après sa vingtième année, la jeune femme décida qu'il lui fallait se rendre auprès de son instructeur, afin d'approfondir son étude. Il était exclu qu'elle puisse révéler le but réel de son voyage. Mais Karbela (alors sous domination turque), où résidait Sayyed Kazem, est l'un des grands lieux de pèlerinage musulmans, avec la Mecque et Médine, en Arabie. Cela lui fournit un prétexte parfait. Son jeune oncle intercéda pour elle. Jugeant sans doute qu'un voyage à ces lieux saints du chiisme, où fut massacré avec les siens Husayn, fils d'Ali, le gendre de Mahomet, remettrait la rebelle dans le chemin de l'orthodoxie, son père, son beau-père et son mari finirent par accepter de la laisser partir avec sa soeur.

En 1843, elle arrivait à Karbela et se rendait directement au domicile de Sayyed Kazem, juste pour apprendre, avec une grande douleur, qu'il avait rendu l'âme dix jours auparavant. Néanmoins, les proches du défunt l'accueillirent, et lui permirent de se plonger dans l'étude de tous les manuscrits qu'il avait laissés. Elle devait rester trois ans à Karbela, et l'on raconte qu'elle prit le relais de Sayyed Kazem pour enseigner à son tour, s'adressant aux étudiants masquée par un rideau, puisque les femmes n'étaient pas autorisées à se montrer. Mais le seul fait qu'une femme puisse faire entendre sa voix ailleurs que dans le sérail constituait déjà, en soi, une révolution. Peu à peu, sa réputation commença de s'installer, et d'autres femmes, qui devaient devenir ses disciples et ses amies, formèrent autour d'elle un petit groupe soudé.

Tahereh étudiait, enseignait, méditait, attendait le prophète annoncé et son enseignement neuf. "Je voudrais être, avait-elle expliqué à son oncle, la première femme qui le servira lorsqu'il viendra." Et pressentant que la condition féminine en serait métamorphosée, elle ajoutait "Quand viendra ce jour, quand les nouvelles Lois seront révélées à la terre, je serai la première à suivre le nouvel Enseignement et à donner ma vie pour mes soeurs".

Une nuit, elle eut un songe. Un jeune "Sayyed" (descendant de Mahomet) flotte dans les airs puis s'agenouille et prie. Elle entend ses prières, les retient, et, dès son réveil, les note. Un peu plus tard, Mollah Hossein Bushru'i, l'un des croyants de l'école de Cheikh Ahmad lancé à la recherche du Mahdi annoncé se prépare à partir pour Chiraz. Tahereh prédit qu'il pourra rencontrer "le Promis" et le charge de lui remettre un message qu'elle a préparé. La prédiction se réalise, l'émissaire rencontre celui qui se déclare comme "le Báb". Il lui remet le message. Quelque temps plus tard, un des premiers convertis au babisme arrive à Karbela, venant de Chiraz. Il remet à Tahereh l'un des écrits du Báb, dans lequel elle trouve les prières révélées par son rêve. Cela la confirme dans la certitude qu'il s'agit bien de Celui que l'on attendait. Elle étudie l'ouvrage, interroge encore l'émissaire et, définitivement convaincue, s'attaque à la traduction en persan et au commentaire de ce premier livre. Elle sera la première femme de la nouvelle Foi, l'un des dix-huit premiers disciples du Báb, ceux qu'il a nommés "Lettres du Vivant".

Entre les livres et les poèmes magnifiques qu'elle écrit, l'enseignement qu'elle dispense, sa vie, désormais, va être entièrement consacrée à la propagation du nouveau message. Comme le Báb, elle dénonce avec véhémence la corruption et la perversion, appelle à une révolution fondamentale dans les habitudes et les moeurs de ses contemporains.

Du même coup elle devient suspecte aux yeux des autorités. En attendant des ordres de Bagdad, on la place en résidence surveillée. Les ordres de Bagdad ne venant pas, elle obtient du gouverneur l'autorisation de s'y rendre accompagnée de quelques disciples, pour les attendre sur place. Elle reprend là, toujours dissimulée derrière un rideau, son enseignement "subversif". De plus en plus, les oulémas s'en irritent. Après une réunion contradictoire ou ils n'ont pu parvenir à la mettre en échec, ils réussissent à la faire interner dans la maison du Juge. Elle y restera trois mois, le temps, pour son gardien, de se convaincre selon ses propres mots "que jamais il ne rencontra de femme plus vertueuse, plus pieuse qu'elle, ajoutant, qu'elle était également plus instruite et plus courageuse qu'un homme."

Enfin, un message des autorités lui rend la liberté, mais lui ordonne de quitter immédiatement le territoire turc. Avec sa suite, elle regagne l'Iran, sous la protection d'une escorte fournie par...le Juge.

En chemin, elle continue son apostolat, provoquant par tout les mêmes réactions d'admiration et souvent de conversion de ceux qui sont touchés par ses paroles et son exemple. Mais les intégristes sont scandalisés et furieux. Près de Kirmanshah, le maire laisse une bande d'émeutiers attaquer et dépouiller la petite troupe, avant de l'abandonner sans vivres dans le désert. Elle s'en plaint au gouverneur qui lui suggère de se rendre à Hamadan, où elle sera en sécurité. Elle l'écoute et reçoit de cette ville, où le gouverneur lui-même lui rend visite en compagnie de quelques notables, un accueil contradictoire. Certains assurent: "Il est de notre devoir de suivre son noble exemple et de lui demander respectueusement de nous révéler les mystères du Coran et de résoudre les points obscurs de ce Livre saint, car nos plus hautes connaissances ne sont que gouttes comparées à l'immensité de son savoir."

Mais une fois encore, elle se heurte aux redoutables mollahs traditionnalistes. A l'un des principaux, qui lui est farouchement opposé, elle adresse une lettre expliquant les enseignements du Báb. Le messager est battu. Elle projette alors de se rendre à Téhéran, auprès du Shah mais, un mollah a secrètement informé son père qu'elle déshonore sa famille par sa conduite. Un de ses frères arrive à Hamadan avec mission de la ramener à Qazvin. Elle obéit, renvoie en Iraq la plupart de ses compagnons, ne gardant avec elle que les plus proches, et regagne sa ville. natale Nouveau scandale. Elle s'y installe chez son père, et refuse d'aller habiter chez son mari. "Répondez à mon arrogant et présomptueux parent, dit-elle aux émissaires qu'il lui a envoyés, que s'il avait vraiment voulu être mon compagnon fidèle, il se serait hâté de venir à ma rencontre à Karbela et aurait, à pied, guidé mon cheminement pendant tout le voyage jusqu'à Qazvin. Je l'aurais, durant ce voyage, tiré de son sommeil de négligence et je lui aurais montré la voie de la vérité Mais il ne devait pas en être ainsi. Trois années se sont écoulées depuis notre séparation. Ni dans ce monde, ni dans le prochain, je ne pourrai jamais le fréquenter. Je l'ai exclu pour toujours de ma vie." Avait-on jamais vu une femme renier ainsi l'époux qui lui avait été imposé? Mari et beau-père ne s'y trompèrent pas. Le chemin du libre-arbitre au féminin était ouvert.

Peu après, dans la ville, un disciple de Cheikh Ahmad fut condamné comme hérétique, dépouillé de ses biens, mal mené et battu par la populace avant d'être expulsé de la ville sur ordre du beau-père de Tahereh, l'intransigeant Mollah Taqi. Un voyageur nommé Abd'ullah passait dans la ville. Il raconta plus tard: "Je n'ai jamais été un bábi convaincu. Lorsque j'arrivais à Qazvin, j'étais sur le chemin de Mah-Ku, avec l'intention de rendre visite au Báb et de m'informer de sa cause". Voyant l'homme que l'on maltraite, et en apprenant la cause, il s'indigne, et va trouver Mollah Taqi pour vérifier que les ordres sont bien venus de lui. Ce dernier le confirme brutalement. "Le dieu qu'adorait feu Cheikh Ahmad est un dieu auquel je ne pourrai jamais croire. Je les considère, lui ainsi que ses disciples, comme les incarnations même de l'erreur." Abd'ullah réagit violemment à ces propos qu'il juge blasphématoires, et quelques jours plus tard, blesse mortellement le mollah de plusieurs coups de poignard. Bien qu'il ait spontanément reconnu être l'auteur du crime, c'est sur les bábis que la répression s'abat. Ils sont arrêtes, et transférés à Téhéran pour y être emprisonnés. La haine se concentre sur Tahereh. On l'accuse d'être l'instigatrice du crime. Réglant du même coup ses affaires religieuses et son humiliation conjugale, son cousin et mari obtient qu'elle soit maintenue en réclusion stricte chez son père, avec l'autorisation de ne quitter sa chambre qu'une seule fois par jour, pour ses ablutions.

A ce stade de l'histoire, Bahá'u'lláh entre en scène, et la vie de Tahereh prend un tour romanesque. Le prophète ne connaît pas la jeune femme, mais il est devenu l'un des chefs de file des bábis. Instruit du sort qui est fait à ceux de Qazvin, il entreprend de les faire libérer, au point de se compromettre lui-même. On l'emprisonne. On le relâche. Cela ne fait qu'accroître la haine des mollahs de Qazvin. Finalement, c'est l'un des fidèles de Tahereh depuis Karbela, Cheikh Salih, qui est déclaré coupable du meurtre de Mollah Taqi et exécuté. Alors Bahá'u'lláh organise minutieusement l'évasion de Tahereh, qui parvient à s'enfuir une nuit, et, dans une folle chevauchée, gagne Téhéran et s'installe chez son sauveur. Elle n'avait jamais douté de ce retour à la liberté, et l'avait annoncé à son époux et geôlier dans un superbe défi. "Si ma cause est celle de la Vérité, si le Seigneur que j'adore n'est autre que le seul vrai Dieu, il me délivrera du joug de votre tyrannie avant que neuf jours soient écoulés. S'il ne réalise pas ma libération, vous êtes libre d'agir selon votre désir. Vous aurez irrévocablement prouvé la fausseté de ma croyance."

Dès lors, Tahereh va devenir l'un des plus efficaces parmi les compagnons de Bahá'u'lláh. Il lui confie des missions qui la font voyager, dans des conditions souvent dangereuses, à travers tout l'Iran. Elle aide Bahá'u'lláh à organiser la fameuse conférence de Badasht où les bábis espèrent trouver le moyen de faire libérer le Báb emprisonné. Par un geste symbolique, elle y enlève le voile que la femme persane, depuis des centenaires, était contrainte de porter. Elle inaugure ainsi une des réformes fondamentales du Báb: l'égalité du droit entre les femmes et les hommes, et la participation féminine aux affaires religieuses et sociales. L'audace est si grande que plusieurs hommes, pourtant bábis convaincus, ne peuvent la supporter et quittent la réunion.

Au service de la cause, elle continue de se dépenser sans compter, d'enseigner, d'écrire textes et poèmes. Certains de ses vers font songer au Cantique des Cantiques:

"Ta joue à la barbe ambrée est bourgeon sur bourgeon, rose sur rose, tulipe sur tulipe, parfum sur parfum. Mon triste coeur a tissé ton amour dans l'étoffe de mon âme, fil par fil, corde par corde, trame par trame, d'aiguille en aiguille."

Sa renommée est devenue telle que le Shah lui écrit et lui demande de renier le Báb, ce qu'évidemment elle refuse. Puis le Báb est exécuté, un jeune exalté tente d'assassiner le Shah et provoque le déchaînement du pogrom contre les Bábis. A Qazvin, ils sont massacrés, A Téhéran, Bahá'u'lláh est arrêté, Tahereh internée dans la maison du maire où elle était déjà depuis quelque temps assignée à résidence. Le Shah la fait amener devant lui. En réponse à ses questions, elle réaffirme hautement sa foi. Il garde le silence. On la reconduit au lieu de son internement, où, disent ses hagiographes, chacun s'est mis à l'aimer pour son rayonnement, sa gaieté, son sourire, son intelligence. Et elle se prépare à mourir car elle sait, comme elle le déclare, que l'heure approche de rejoindre son "Bien-Aimé". Quand un matin arrivent des soldats, sous le prétexte de la conduire chez le premier ministre, elle les attend, parée, parfumée, et a mis en ordre ses dernières affaires terrestres. Ils l'entraînent dans un jardin, hésitent à la mettre à mort. Finalement l'un d'eux se décide et l'étrangle. Le lendemain ses écrits, et même ses vêtements seront brûlés. Qui a décidé de sa mort? Il semble que le Shah y ait été étranger, et que la décision fût prise conjointement par les mollahs et le gouverneur. Selon un témoin de l'époque, ils auraient ainsi rendu leur sentence: "C'est une femme égarée qui conduit les autres à l'égarement. En conséquence, sa mort est indispensable et urgente."

Il est bien connu que l'on peut tuer les êtres, mais ni détruire les idées, ni assassiner les symboles. "Tahereh la pure", poète et martyre, aurait dit à ses meurtriers: "Vous pouvez me mettre à mort mais vous n'empêcherez pas l'émancipation des femmes". Elle eut peut-être plus encore de rayonnement morte que vivante. Elle ne s, effaça pas des mémoires. Son image lumineuse se perpétua. Abdu'l-Bahá dit d'elle: "Au dernier instant de sa vie, elle était joyeuse et heureuse. Elle espérait les splendeurs du royaume de Dieu. Ainsi elle sacrifia sa précieuse vie. Puisse son âme être joyeuse et heureuse dans le royaume de Dieu."

La route était ouverte à d'autres femmes qui allaient à leur tour ardemment propager la foi bahá'ie. La première moitié du siècle vit l'enthousiaste entrée en lice des américaines. Ainsi l'infatigable Martha Root, voyageuse de sa religion, qui y convertit la reine Marie de Roumanie. Elle vouait un tel culte à Tahereh que, pour écrire sa biographie, elle mena d'Iraq en Iran une enquête de plusieurs années, passant au peigne fin tous les lieux, interrogeant des descendants directs des témoins oculaires, consultant tous les écrits possibles. La fille de Tahereh était morte peu après sa mère, mais ses fils, demeurés au domicile de leur père - ils le quittèrent peu après tant ils étaient maltraités - avaient survécu. Martha Root retrouva un petit fils de la poétesse qui put, longuement, lui parler de sa grand-mère, telle qu'elle lui avait été décrite par son père. Le livre fut publié en 1938, à Karachi, et réimprimé en 1981 aux Etats Unis dans une version complétée, par Marzieh Gail, d'un portrait de l'auteur. (Martha Root, Tahirih the pure, Kalimat Press, Los Angeles, 1981)

Des photographies l'illustrent. Portrait de Martha Root, avec ses ondulations impeccables et un beau regard lumineux. Martha à Chiraz, devant la maison du Báb, à Tabriz, avec des femmes bahá'ies, et la plus charmante, comme une photo de classe, à Hamadan seule au milieu d'une vingtaine d'hommes et d'un petit garçon bahá'is qui posent avec sérieux autour d'elle pour une image souvenir.

Une autre américaine joua un grand rôle dans la propagation de la foi bahá'ie, et, indirectement, dans sa structuration. Elle s'appelait May Bolles. Elle était née en 1870, dans une de ces aristocratiques familles de la Nouvelle Angleterre où se conjuguaient richesse, culture européenne et respect sourcilleux des traditions politiques et religieuses de la jeune Amérique.

Dès son enfance, la petite fille témoigne d'une nature singulière, sensible, méditative, attirée surtout par les arts. A 14 ans, elle décide de ne plus aller à l'école. "Je sentais très clairement, expliquera-t-elle plus tard, qu'il y avait d'autres moyens d'acquérir la connaissance."

Quelques années plus tard, son frère, Randolphe, décide d'entreprendre des études d'architecture. L'école des Beaux-Arts de Paris brille alors d'un très vif éclat. C'est donc là que l'on décide de l'envoyer, en compagnie de sa soeur. Les deux jeunes gens s'installent à Paris. May, déjà, parle couramment le français qui va devenir pour elle comme une seconde langue maternelle. A 20 ans lui vient un de ces rêves que la psychanalyse jungienne classe dans la catégorie des grands songes archétypiques liés à la spiritualité. Elle se voit flottant dans l'éther et contemplant la terre. Sur celle ci, en grandes lettres blanches, un mot est écrit qu'elle ne peut déchiffrer, sauf un B et H. Un peu plus tard, elle a la vision d'un homme en vêtement oriental qui lui fait signe de l'autre côté de la Méditerranée. Elle pense qu'il s'agit de Jésus. Huit ans plus tard, en route pour Marseille d'où il gagnera Haïfa, un groupe de pèlerins américains s'arrête à Paris.

Porté par Abdu'l-Bahá, le message bahá'i a touché des membres de la société américaine riches, cultivés, en quête d'un plus de spiritualité. Certains vont à la même époque le chercher au Nouveau Mexique, du côté des indiens Taos, où quelques héritières des plus grandes fortunes américaines, souvent assez excentriques, jettent l'ancre.

D'autres ont trouvé dans les concepts de la religion prêchée par Bahá'u'lláh une réponse à leur interrogation métaphysique et veulent, sur place, honorer le tombeau du Prophète et rencontrer son fils. La veuve du sénateur George Hearst, Phoebe, qui s'est convertie à la nouvelle religion avec plusieurs autres personnes de sa connaissance, dont son serviteur, Robert Turner, le premier bahá'i de race noire, organise et finance le premier pèlerinage des croyants américains en Terre sainte. C'est ainsi qu'elle fait étape à Paris avec deux de ses compagnons de voyage: Lua et Edward Getsinger. Les familles Hearst et Bolles sont liées. Deux nièces de Phoebe Hearst vivent à Paris, confiées à la garde de Madame Bolles et partagent le même appartement, près de May et de son frère. Tout naturellement, les voyageurs leur rendent visite et parlent de leur voyage sans en préciser le but. Il n'est question que d'une destination, Alexandrie, escale sur la route maritime d'Haïfa, et d'une croisière sur le Nil.

May pressent autre chose, questionne Lua Getsinger, et finit par connaître la vérité. Et c'est un peu l'histoire - ou le mythe - de Tahereh qui se répète. Dans une photo d'Abdu'l-Bahá que lui montre sa nouvelle amie, elle reconnaît le personnage de son rêve. Du même coup la foi bahá'ie compte trois adeptes de plus: May et les deux nièces de Phoebe Hearst. Cette dernière les invite à se joindre au pieux voyage.

Le 17 février 1899, May est face à Abdu'l-Bahá, alors en résidence très surveillée, et vit véritablement une illumination mystique:

"De cette première rencontre, je ne puis me souvenir ni d'aucune joie, ni d'aucune peine, ni de rien que je puisse nommer. J'avais été transportée soudainement à de telles hauteurs, mon âme était entrée en contact avec l'esprit divin et cette force si pure, si sainte, si puissante m'avait submergée, et quand il se leva et soudain nous quitta, nous revînmes sur terre mais jamais plus, jamais plus Dieu merci, à la même vie sur cette terre. (...) nous avions laissé notre Bien-Aimé dans sa glorieuse prison afin que nous puissions aller de l'avant et Le servir et que nous puissions répandre sa Cause et faire connaître Sa vérité au monde, et déjà Ses paroles étaient accomplies: le temps est venu où nous devons nous séparer, mais la séparation n'est que la séparation des corps. En esprit, nous sommes unis pour toujours."

Répandre la cause, May Bolles, désormais, poursuit ce but unique. Elle y consacrera sa vie. Rentrée à Paris, elle y fonde le premier Centre européen, convertit le premier croyant britannique, Thomas Breakwell, et le premier français, l'érudit orientaliste Hippolyte Dreyfus. Le 2 mai 1902 - elle a alors 32 ans - elle épouse l'architecte canadien William Sutherland Maxwell, ancien condisciple et ami de son frère, qu'elle avait rencontré à Paris lorsqu'il y étudiait aux Beaux Arts, et le suit à Montréal. A l'époque, lui-même n'est pas bahá'i, mais se convertit un an plus tard. Leur maison devient le premier Centre canadien.

En 1909, elle vient de nouveau à Saint-Jean-d'Acre rencontrer Abdu'l-Bahá et lui confie son désir d'avoir un enfant. Il lui promet que son souhait sera exaucé. Effectivement, peu après, une petite Mary naît au foyer des Maxwell. Et l'apostolat de May se poursuit. Abdu'l-Bahá lui confie des missions, l'utilise parfois comme agent de liaison pour communiquer avec les communautés américaine et canadienne. Lors de son voyage au Canada, il lui rend visite. Et lorsqu'il meurt, en 1921, le choc est tel pour May Bolles Maxwell que durant toute une année, on ne sait si elle y survivra.

Son mari, convaincu que seule une rencontre avec le successeur du Maître peut lui insuffler l'énergie de vivre l'amène auprès de Shoghi Effendi. Il a vu juste Le Gardien trouve les mots qu'il faut pour lui rendre sa sérénité, et, du même coup, sa santé. Elle avait quitté le Canada sur une chaise roulante. Quand elle y revient, elle est en mesure de reprendre toutes ses activités. En 1924, elle est membre de l'Assemblée Spirituelle Nationale des bahá'is des Etats Unis et du Canada. En 1935, répondant à un appel de Shoghi Effendi pour la propagation de la foi en Europe, elle entreprend un voyage de deux ans qui la mène de Munich à Stuttgart et à Bruxelles, puis à Lyon où elle contribue à la fondation d'une communauté.

En 1940, nouvel appel, cette fois en direction de l'Amérique latine. Elle a 70 ans, cette fragile à la santé toujours chancelante, lorsqu'elle s'embarque, le 24 janvier pour l'Argentine, via le Brésil. A Rio de Janeiro, à Montevideo, elle organise des réceptions pour faire connaître sa foi. Le 27 février, elle est à Buenos Aires et prend les premiers contacts. Deux jours plus tard, elle y meurt. Son mari dessine sa tombe, et Shoghi Effendi écrit: "Sa tombe, sur le lieu même où elle combattit et tomba glorieusement, deviendra un centre historique des activités bahá'ies de pionniers."

William Sutherland Maxwell, décédé en 1952, fut au nombre des "Mains de la cause de Dieu". C'est a lui que l'on doit au Mont Carmel, le plan du Mausolée du Báb.

Mais le rôle des Maxwell dans la religion bahá'ie ne s'arrête pas là. Lorsque sa fille Mary lui était née, Abdu'l-Bahá avait écrit à May Bolles Maxwell: "Dans le jardin de l'existence, une rose est éclose, douée de la plus grande fraîcheur, du plus délicieux parfum et de la plus éclatante beauté...Je supplie Dieu que ce petit enfant puisse devenir grand et merveilleux dans le royaume divin". La rose grandit et s'épanouit. Dans les années 30, elle changea de nom et devint Ruhiyyih Rabbani par son mariage avec Shoghi Effendi. C'est elle qui, entourée des autres "Mains de la cause" maintint la cohésion de la communauté bahá'ie, entre la mort de Shoghi Effendi en 1957 et l'élection des membres de la Maison Universelle de Justice en 1963. Nous avons eu la chance de la rencontrer à Haïfa, magnifique et verticale sous sa couronne de tresses couleur d'or fileté d'argent. Elle habite une grande maison calme, très simple, avec une seule profusion: les bouquets. La maison où vécut Abdu'l-Bahá, où se déroula son existence conjugale et où elle n'a rien voulu changer. Malgré une certaine fatigue - elle arrivait de Chine et venait d'être cambriolée - elle nous a accordé un entretien dans un français impeccable, qu'elle avait la petite coquetterie de prétendre "rouillé".

- Question personnelle: quand on est la fille d'une pionnière de la foi, et la femme du descendant direct de son Prophète, a-t-on avec son mari les rapports que l'on aurait avec un homme plus ordinaire?

La réponse commence par un rire:

- On me pose souvent cette question. Ou alors: "Avez vous bien connu Shoghi Effendi avant votre mariage?" Avant notre mariage, nous nous sommes vus seuls pendant quinze minutes. Mais moi, depuis la mort d'Abdu'l-Bahá, en 1921, j'avais alors onze ans, je savais comme tous les bahá'is qu'il nous avait laissé quelqu'un pour nous guider. On avait pour Shoghi Effendi de l'admiration, de la sympathie. J'ai donné mon coeur à ce jeune homme qui avait à assumer le poids tombé sur ses épaules. Ce n'était pas Roméo et Juliette, mais l'affection, l'amour, le respect. Nous avons souffert ensemble des responsabilités qui nous incombaient, de ne pas avoir d'enfant, du travail qui s'accroissait chaque année...mais nous étions très contents de vivre ensemble. Ce fut un mariage très heureux.

- Si vous aviez eu un enfant, aurait-il succédé à Shoghi Effendi?

- A condition d'en être digne. Abdu'l-Bahá avait laissé à ce sujet, dans son testament, des indications très précises. Malheureusement, la question ne s'est pas posée.

- On peut lire dans votre note biographique que vous avez visité plus de 155 pays à travers le monde, et certains plusieurs fois, des limites du cercle arctique à l'Amazonie, des esquimaux aux indiens en passant par les Caraibes, l'Inde, l'Europe, l'Afrique, l'Amérique du Sud, les îles du Pacifique. La liste des chefs d'état et des personnalités importantes que vous avez rencontrées est impressionnante, le prince Philip d'Edimbourg, Javier Perez de Cuellar, le secrétaire général de l'ONU, Indira Gandhi, Houphouet Boigny, président de la Côte d'Ivoire, en France Madame Simone Veil, et Monsieur Jacques Chaban Delmas, quand il était Président de l'Assemblée Nationale...Tous ces voyages, les faites-vous pour votre foi?

- Mais oui. Un jour, mon mari m'a regardée et m'a demandé: "que ferez-vous quand je ne serai plus là?" J'ai sauté, j'ai éclaté: "Moi, je ne vivrai jamais sur cette terre sans vous". Il a dit: "Je pense que vous voyagerez, et que vous visiterez et encouragerez les bahá'is dans le monde entier." En vingt ans, il ne m'avait jamais parlé d'avenir. Après sa mort, je m'en suis souvenue, et j'y ai vu un signe. Ensuite, il y a eu six années où les Mains de la Cause, dont j'étais, ont dû énormément travailler. Nous tenions des réunions à Bahji. La plus longue a duré dix-neuf jours. C'était terrible. Mais enfin, nous avons sauvegardé et continué le travail de mon mari jusqu'à ce que les bases démocratiques soient assez solides pour pouvoir élire les membres de la Maison de Justice. J'étais libre et j'ai commencé mes voyages, puisque c' était ainsi que je pouvais être utile.

- Pourquoi n'êtes vous pas membre de la Maison de Justice. Pourquoi n'y a-t-il jamais eu de femmes au sommet de la pyramide bahá'ie, alors que l'égalité des sexes est un des fondements de la doctrine, et qu'elles sont présentes dans toutes les autres instances.

- Ça c'est la question à soixante mille dollars, vous savez, celle que l'on pose toujours dans les jeux télévisés américains. On me la pose aussi tout le temps. On l'avait déjà posée à Abdu'I-Bahá puisque c'est lui qui a prévu la Maison de Justice, et sa composition. Sa réponse avait été "c'est un mystère dont on verra la sagesse dans l'avenir." Moi je pense sincèrement, logiquement, après tant d'années d'expérience ici, que c'est une disposition prise en faveur des femmes. Le travail des membres de la Maison de Justice est incessant, épuisant. Pendant la dernière guerre, mon mari me disait: "Même Churchill peut déléguer de temps en temps. Il peut quelquefois partir en fin de semaine, se faire remplacer par un second. Moi je ne peux jamais le faire parce que tant que je suis vivant, tout est sous ma responsabilité. Je ne peux pas déléguer a un autre." Imaginez qu'il y ait trois, quatre femmes à la Maison de Justice. Elles sont enceintes. Elles accouchent. Elles nourrissent leurs enfants. Elles s'occupent de leur famille. Imaginez que plusieurs aient cela en même temps. Que deviendrait la Maison de Justice? Et puis réellement c'est pénible, ça demande un sacrifice immense. Ça ne laisse pas de temps pour autre chose. Vraiment, après tout ce que j'ai vu et vécu après la mort de mon mari, je pense que Bahá'u'lláh, qui a toujours un peu favorisé les femmes, leur a accordé un privilège en les dispensant de cette mission, et que c'est un don de Dieu. Il s'agit évidemment d'une opinion personnelle. Je ne sais pas si les autres sont d'accord.

- Abdu'l-Bahá a bien prédit que l'arrivée des femmes dans les affaires politiques et sociales modifierait les comportements?

- Je n'ai jamais accordé beaucoup d'importance au fait d'être une femme ou un homme. Beaucoup de femmes regrettent de ne pas être un homme; elles disent: "Je pourrais faire ceci, ou cela". Moi. j'ai toujours été contente d'être femme. Les mouvements de libération des femmes m'ennuient assez. Tout ce bruit fait autour des femmes, vraiment, ça me fatigue. Il y a une place pour les femmes, une place pour les hommes. Bahá'u'lláh a dit que toute la direction de l'humanité est entre les mains des femmes, parce que la femme est la première instructrice du monde, celle qui enseigne tout à l'enfant, celle qui donne le fondement de l'éducation. C'est ce qui me paraît le plus important.

Madame Rabbani nous apporta aussi une précision intéressante sur l'utilisation constante du chiffre 9.

- "Voilà une chose qui m'a intéressée toute ma vie. Vous savez, il y a une science très ancienne, qui consiste à attribuer à chaque lettre de l'alphabet une valeur numérique (On l'appelle aujourd'hui numérologie). Selon ce calcul, l'addition des lettres du nom de Bahá donne le chiffre 9. Très souvent, au lieu de commencer ses lettres par une invocation à Dieu, selon la coutume arabe, Bahá'u'lláh mettait en tête le chiffre 9, qui signifiait à la fois son nom, la bonté de Dieu, sa lumière. Tout ce que Bahá'u'lláh a enseigné, c'est l'abolition de la guerre. 9, qui comme vous le savez est aussi la plus grande unité, symbolise l'unité, la paix, voilà.

- Croyez-vous vraiment qu'il pourrait ne plus y avoir de guerres ? ,

- Shoghi Effendi a prédit que le futur proche serait très dur, mais qu'ensuite ce serait merveilleux. Moi je pense que c'est très simple. Ou nous allons anéantir la civilisation. Ou il n'y aura plus de guerres. Il n'y a plus d'autre choix aujourd'hui. Mais moi franchement, si les hommes continuent à faire ce qu'ils font, je me demande s'il restera une terre sous nos pieds. Je suis une inconditionnelle de la protection de la nature. Qu'est-ce que nous faisons aujourd'hui? Détruire notre monde. Le mouvement de destruction est tellement rapide que sans parler même de la guerre, je ne sais pas où nous allons arriver. Ce qu'on est en train de faire avec cette terre, c'est terrifiant... Mais peut-être devons-nous passer par une période affreuse avant que tout s'éclaire. Nous, les bahá'is, nous avons la foi, nous avons la conviction qu'il y a un avenir.

- La foi bahá'ie dit que la mort est une renaissance, l'accession de l'âme a un autre état. Dans cette optique, est-il après tout si important, au regard de Dieu, de l'infini. que la terre demeure ou disparaisse ?

- Je suis plus ou moins artiste, j'écris un petit peu. Je peins. Je ne veux pas prendre la peine de créer quelque chose pour le voir disparaître en une seconde. Alors si moi qui ne suis rien je pense cela, comment voulez-vous que Dieu veuille que cela se passe comme ça. Lui qui a créé la terre, il voudrait détruire son oeuvre? Ce serait un gaspillage effrayant... Ça n'aurait pas de sens.

Après l'entretien, Madame Rabbani nous emmena visiter ce qu'elle appelle son "petit musée". Une pièce où sont réunis tous les souvenirs qu'elle a rapportés de ses voyages, objets bruts des arts populaires de toutes les régions du monde, parfois superbes, parfois simplement émouvants. mais tous témoins de la créativité humaine. dans sa diversité. Ces exemples individuels ramènent à la constante de la religion bahá'ie: tout faire pour favoriser l'émancipation et l'éducation des femmes partout dans le monde. En 1980, pour la Conférence Mondiale de la Décennie des Nations Unies pour la Femme, la Communauté Internationale Bahá'ie signait une déclaration qui constituait un véritable manifeste. On pouvait notamment y lire.

"Une déclaration péremptoire de l'égalité doit engager les hommes comme les femmes, étant donné qu'il est essentiel que les hommes reconnaissent le statut égal des femmes afin que celles-ci soient libérées de la lutte pour leurs droits et que chaque sexe complémente et aide l'autre. L'éducation des deux sexes doit se faire en se basant sur le principe d'une égalité spirituelle dans laquelle hommes et femmes sont les mêmes(...) Dégagés de la pression de la lutte pour le pouvoir et la domination, les deux sexes comprennent que l'égalité ne signifie pas que l'on devienne identique quant à la fonction(...) Etant donné que les mères sont les premières éducatrices de l'humanité, la communauté doit donner la préférence à l'éducation des femmes(...)"

Reste à faire passer ces principes dans la réalité de chaque culture. La route est encore longue. Mais comme un écho aux enseignements féministes de Bahá'u'lláh, Jung, l'un des plus grands psychanalystes de notre époque, n'écrivait-il pas en 1927, en conclusion d'une étude consacrée à la femme en Europe: "La femme d'aujourd'hui a devant elle une énorme tâche culturelle qui marque peut-être l'aube d'une ère nouvelle". Singulière coïncidence avec l'origine iranienne du baháisme, son étude était précédée de cet exergue: "Tu t'appelles libre? Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non pas que tu t'es échappé d'un joug. Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un joug? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion". C'était une phrase extraite d'Ainsi parlait Zarathoustra.


CHAPITRE VI - LE REGARD DES AUTRES

Si l'on devait mesurer l'importance novatrice d'une religion aux persécutions qu'elle a subies, la foi bahá'ie serait indiscutablement en bonne place. Nous évoquions, en relatant l'histoire de sa fondation, les massacres dont les bábis furent les victimes en Iran, les sévices qui s'exercèrent contre Bahá'u'lláh et ses disciples. Malheureusement, le ruisseau de sang et de larmes n'a pas cessé de couler depuis lors. Comment une religion qui prêche à ce point la tolérance, le pacifisme, l'obéissance aux états, la non intervention dans les affaires gouvernementales et les systèmes politiques a-t-elle pu provoquer ce type de réaction? Quel regard, accusateur ou admiratif, des hommes étrangers à cette foi ont-ils jeté et jettent-ils aujourd'hui sur elle? Presque au bout de notre voyage dans la religion bahá'ie, voilà ce qu'il nous importait encore de vérifier.

Nous nous sommes, tout d'abord, tournés vers l'Iran. Les persécutions contre les bahá'is n'y ont pratiquement jamais cessé, du Báb à nos jours, émanant à la fois des gouvernements et de la population même.

En 1907, après l'échec de la tentative d'institution d'un régime parlementaire et d'une constitution, le Shah de l'époque, Mohammed Ali, qui avait rétabli la monarchie absolue, fit adopter une loi électorale légalisant la mise hors la loi des bahá'is. Après l'épisode de la guerre de 1914-1918 entrait en scène, après celle des Qadjari, la dynastie des Pahlavi, qui devait régner jusqu'à 1979.

Entre 1921 et 1922, Reza Shah imposa des restrictions à la communauté bahá'ie, et fit voter une loi sur 1'embauche des fonctionnaires qui allait priver nombre de bahá'is de leur retraite. La même année, le Centre bahá'i de Sangsar était confisqué puis rasé.

En 1924, des émeutes anti-gouvernementales ayant éclaté à Jahrom furent suivies d'un pogrom anti-bahá'i.

En 1925, le Shah déclenchait la première purge dans l'administration. Les postulants à la fonction publique furent tenus de déclarer leur religion, et 1'embauche des bahá'is interdite. Beaucoup de ceux qui étaient alors fonctionnaires furent chassés. Simultanément, une loi était promulguée, stipulant que seuls les mariages musulmans, juifs, chrétiens ou zoroastriens pouvaient être enregistrés par l'état civil. Du même coup, les couples bahá'is devenaient légalement adultérins, parents d'enfants illégitimes.

Entre 1930 et 1932, les appelés du contingent parvenus au grade de sous-officier sont dégradés. Des officiers bahá'is sont chassés de l'armée. Le ministre de l'éducation nationale interdit l'impression de la littérature bahá'ie, et obtient la promulgation d'une loi permettant d'emprisonner les bahá'is mariés selon le rite de leur religion. A la même époque, le premier cimetière bahá'i de Téhéran est fermé et exproprié.

En 1934, fermeture de toutes les écoles relevant de cette foi.

En 1939, nouvelles mesures d'exclusion envers les bahá'is officiers.

En 1941, avec l'arrivée au pouvoir de Mohammed Reza Shah, la situation s'aggrave encore. Neuf membres d'une assemblée spirituelle sont emprisonnés. Des Centres sont confisqués et rasés. Les arrestations se multiplient. Des consignes sont données pour interdire aux enfants bahá'is l'entrée de certaines écoles. Des assassinats sont commis, sans que leurs auteurs soient poursuivis.

En 1951, une campagne nationale accuse les disciples de Bahá'u'lláh de collusion avec les communistes. Quatre ans plus tard, pendant le Ramadan, un mollah prêche contre eux dans les mosquées, les désignant à la vindicte populaire avec le soutien du gouvernement. La radio nationale et celle de l'armée de l'air diffusent ses sermons dans les campagnes les plus reculées.

En mai 1955, l'armée occupe les bâtiments où se tient la Convention de la communauté nationale iranienne, et le ministre de l'intérieur prononce au parlement un discours où il annonce que le gouvernement a donné des ordres pour "l'éradication totale de la secte bahá'ie". Il donne ainsi le signal de troubles sanglants: assassinats, rapts, pillages, viols, profanations. Non seulement les autorités laissent faire, mais les chefs de l'armée, accompagnés de représentants du clergé, viennent en grande pompe donner les premiers coups de pioche de la démolition du Centre National Bahá'i de Téhéran. Le danger du massacre est tel que l'opinion internationale s'émeut, et que le secrétaire général de l'ONU, Dag Hammarskjöld, intervient. La campagne de dénigrement officiel prend fin, mais les persécutions continuent. Réunions interdites, domiciles perquisitionnés, pressions exercées pour priver les bahá'is de leurs emplois.

En 1956, il faut de nouveau que le cas des bahá'is d'Iran soit présenté à la sous-commission pour 1à prévention de la discrimination et la protection des minorités de l'ONU afin que soit mis un terme aux violations les plus criantes de la Charte des Droits de l'Homme, que l'Iran a signée.

Ainsi continuent les choses jusqu'à la chute de la monarchie, contraignant la plus importante des minorités iraniennes à vivre dans une semi-clandestinité, exclue de toutes les fonctions importantes avec cependant quelques exceptions pour des individus dont les talents ou les connaissances scientifiques étaient jugés indispensables (ce fut le cas, le professeur K.S nous l'a confirmé, du médecin personnel du Shah). Paradoxalement, dans le même temps. on l'écrase d'impôts spéciaux (51 millions de nos francs en 1982). Toute trace d'elle est gommée des livres d'histoire.

Ces brimades que l'on peut considérer comme "officielles" se doublent de persécutions organisées par les éléments fanatiques de la population: meurtres, tortures, viols, incendies, pillages; une violence toujours latente, toujours présente, qui se déchaîne sporadiquement dans les vagues sauvages des pogroms. Quand les autorités n'y prêtent pas la main, elles laissent faire, et, évidemment, toute tentative des victimes pour obtenir justice est à l'avance vouée à l'échec. Plus la monarchie chancelle, plus monte la poussée révolutionnaire, plus devient tragique et kafkaïenne la situation de la communauté bahá'ie. Le régime impérial, se servant d'elle comme exutoire, la désigne à la vindicte populaire. Le clergé, devenu force d'opposition au régime en place, en fait autant de son côté, puisqu'il y trouve un thème mobilisateur.

Les semaines qui précèdent la chute de la monarchie prennent un tour tragique. A la fin de janvier 78, dans un faubourg de Chiraz, Saadi, la foule se presse sur une indication vague dans l'espoir de surprendre un agent de la Savak, la terrible police politique du Shah, de plus en plus honnie. Elle ne l'y trouve pas et décharge sa fureur contre la communauté bahá'ie, assez importante à Saadi. Un bahá'i est tué, on ne sait par qui, et plusieurs maisons incendiées. Survient la police, qui ouvre le feu sur la foule. Les émeutiers en attribuent la responsabilité aux bahá'is. Près de quatre cents de leurs maisons sont brûlées, deux cents pillées. Mille deux cents fidèles, hommes, femmes, enfants, sont contraints de se réfugier dans la montagne et le désert.

La mise en place du nouveau pouvoir islamique va porter la persécution à son paroxysme. Tout au long de l'année, la f1ambée de fanatisme s'étend. On brûle, on torture, on tue, à travers tout l'Iran. Dans certaines localités, les hommes sont traînés dans les mosquées et menacés de voir leurs femmes et leurs enfants égorgés sous leurs yeux s'ils ne renient leur foi. Dans les campagnes, on incendie les récoltes, on abat les animaux, on pollue les puits afin de priver les bahá'is de leurs moyens de survie. On détruit leurs centres spirituels et administratifs, on profane leurs cimetières, en exhumant parfois les corps. Dix villages à majorité bahá'ie de la tribu semi-nomade des Boyere Ahmadi sont attaqués en pleine nuit par des hommes en arme. Leurs habitants fuient à montagnes jusqu'à Ispahan. Quelques jours plus tard, ils seront regroupés par les gardiens de la révolution, et internés dans un camp pendant plusieurs mois. Quand ils seront autorisés à regagner leurs villages, ils les trouveront rasés au bulldozer, cultures anéanties et troupeaux confisqués.

Dans un premier temps, le nouveau pouvoir islamique laisse agir des groupuscules fanatiques qui font régner la terreur dans les campagnes. Simultanément, il prend des mesures administratives et judiciaires qui étrangleront davantage encore la communauté bahá'ie. Ce qu'il lui reste de ses lieux saints, de ses institutions et de ses biens collectifs, y compris des cliniques, un hôpital, et une coopérative où plusieurs milliers de familles avaient déposé leurs fonds, certaines en songeant à la retraite, sont confisqués. Une campagne d'épuration dans les services publics ou semi-publics, les entreprises nationalisées, amène le renvoi de tous les bahá'is, la suppression de leurs retraites.

Plusieurs milliers de personnes se retrouvent ainsi sans ressources. Une pression constante s'exerce sur les individus pour les amener à renier leur foi. La maison où vécut le Báb est détruite. Leurs efforts pour faire reconnaître leurs droits au moment où se prépare la nouvelle constitution de 1979 sont sans effet. Elle entérine leur totale mise hors-jeu de la vie iranienne. Ils sont considérés comme apostats. Non seulement, comme au temps du Shah, le mariage selon leur foi n'est pas reconnu, mais, cette fois, ils ne portent plus seulement l'étiquette d'adultères, ils tombent sous le coup de la loi sur la prostitution. Bientôt après, on ne leur délivrera plus l'indispensable carte d'identité qui, en Iran, tient lieu de certificat de naissance et de fiche d'état civil. Ils ne peuvent plus témoigner devant les tribunaux. Ils n'ont plus d'existence légale. Ils ne sont plus que des marginaux, sans aucune capacité juridique, vivant dans un état de non-droit, dépourvus de toute protection.

On s'attaque alors à tous ceux qui assument des responsabilités dans la communauté vilipendée. D'abord dans les campagnes, les petites villes, ils sont arrêtés, sommairement jugés, exécutés. Certains, enlevés, disparaissent à tout jamais, sans que l'on sache rien de leur sort. Puis c'est au tour des grandes cités et de la capitale.

En 1980, on passe aux grands procès publics, avec interrogatoires, contre-interrogatoires, large publicité donnée aux extraits tronqués de ces comparutions truquées, pratiquement toujours conclus par une sentence de mort.

Depuis lors, tandis que décroît l'épuration menée contre les tenants de l'ancien régime, la liste des martyrs bahá'is ne cesse de s'allonger. Dans leur rang, on compte notamment le professeur Manoutchehr Hakim, agrégé de médecine de réputation internationale, fondateur de l'enseignement médical dans son pays, assassiné dans sa soixante-dixième année.

Entre avril et juillet 81, on recensera 30 exécutions souvent précédées de tortures. Raffinement dans l'horreur (qui ne s'applique d'ailleurs pas seulement aux bahá'is mais aux fusillés de toute origine) les familles, que l'on tente en même temps de terroriser par tous les moyens, doivent rembourser la balle qui a servi à l'exécution capitale.

Quel poids de péchés paient donc les bahá'is? Pourquoi sont-ils persécutés non seulement par les pouvoirs successivement en place, mais aussi par des fractions fanatiques de la population iranienne?

Au début de leur religion, on leur reprochait d'être hérétiques. La monarchie les taxa de procommunistes. A ces deux griefs. la république islamique en ajouta quelques autres, de tous ordres, et généralement aberrants. Ils furent par exemple accusés d'être, à la fois. des agents des Britanniques, des Soviétiques, des Américains, des Israéliens, d'être sionistes puisque leurs lieux sacrés sont en Israël, etc. Le détail de ces accusations se trouve dans un livre blanc publié en 1982 par l'Assemblée Spirituelle des Bahá'is de France.

A l'évidence, aucune des accusations proférées ne résiste sérieusement à l'examen. Mais il est si facile de manipuler une opinion crédule, privée d'information digne de ce nom, psychologiquement fragilisée par ses propres conditions d'existence et donc réceptive à l'éternel thème de l'ennemi de l'intérieur. L'histoire, dont on prétend qu'elle ne se répète pas, multiplie des exemples identiques à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Les bahá'is ne sont pas les seuls à en être les victimes. Ce qui les singularise tragiquement en Iran est qu'il y sont persécutés pratiquement sans discontinuité depuis cent cinquante ans, quel que soit le régime à l'exception du brève intermède de 1951 à 1953 où le docteur Mossadegh, leader du Front National, fut premier ministre avant d'être lui aussi arrêté. Ce mouvement, comme doté d'une dynamique propre, est donc bien antérieur à la Révolution islamique, mais intégré et porté à son paroxysme par cette dernière.

Sans doute faudrait-il un bataillon de sociologues pointus, doté de tous les moyens d'investigations nécessaires - ce qui risque encore longtemps de n'être pas le cas - pour analyser finement les causes de ce phénomène. On peut néanmoins supposer qu'à une opposition religieuse d'autant plus violente que la foi bahá'ie est née dans le berceau chi'ite s'ajoutent des facteurs sociaux et économiques.

En 1981, l'Iran comptait encore 500.000 bahá'is. Bien que tous les groupes ethniques, toutes les couches sociales du pays, toutes les origines religieuses y soient représentées, avec une majorité de population rurale et de classe moyenne, il s'agit d'une communauté ouverte. certes, mais homogène, soudée, solidaire, qui se singularise par ses moeurs monogamie, émancipation des femmes, mariages mixtes, fonctionnement démocratique - et par ses rites: jours fériés particuliers, jeûne ne correspondant pas au Ramadan. Enfin on peut supposer que sa volonté d'instruction, d'éducation, de concertation et de travail valut à ses membres, quand cela était possible, de mieux réussir dans leur vie professionnelle, de mieux gérer leurs affaires, donc de bénéficier de situations mieux assises que la masse illettrée de leurs compatriotes. Encore que l'on ne puisse avancer cette explication qu'avec prudence, la conjonction du facteur religieux et du facteur socio-économique a pu jouer un rôle déterminant dans les réactions qu'elle a suscitées à son encontre.

Quoi qu'il en soit, le fait des persécutions est, lui, indéniable. Bien sûr, les bahá'is iraniens ont appelé au secours. Bien sûr, leurs coreligionnaires de tous les pays se sont émus et démenés pour leur venir en aide, alertant tous les pouvoirs, toutes les instances internationales, tous les grands organismes de presse. Ils furent entendus. Le 10 avril 1981 le Journal Officiel des Communautés Européennes publiait une résolution exprimant son inquiétude, dénonçant les arrestations arbitraires, les exécutions, les enlèvements subis par les bahá'is, soulignant qu'ils étaient dépourvus de toute protection légale et invitant les ministres des affaires étrangères à effectuer le plus rapidement possible, auprès du gouvernement iranien, les démarches nécessaires à l'arrêt et à la prévention de toute forme de persécution à l'encontre de la minorité bahá'ie en Iran.

La presse internationale, et, notamment, la presse française, donna également de la voix. Le vendredi 29 Août 80, après l'arrestation des neuf membres de l'Assemblée spirituelle nationale d'Iran, Eric Rouleau, aujourd'hui ambassadeur de France, signait un article dans le journal Le Monde intitulé "Les bahá'is, une communauté maudite". Il y dépeignait les exactions commises, réfutait les accusations portées, les qualifiant d'absurdes, et concluait par ces lignes: "Ils se savaient menacés. Ils auraient pu, comme tant d'autres, choisir l'exil. Comme nous l'a dit récemment l'un d'eux, il s étaient cependant décidés "à rester aux côtés de nos coreligionnaires en détresse". Leur fidélité risque de leur coûter la vie. Mais qui, en Iran ou à l'étranger, aura le courage ou la volonté d'intervenir en faveur d'une communauté maudite entre toutes? "

Pratiquement le même jour, long article également dans le quotidien Libération. Il était titré "Pourquoi les bahá'is? " Il résumait l'histoire de leur religion, ses principes fondamentaux, dénonçait les persécutions dont ils étaient victimes, en même temps que les Kurdes, et s'achevait ainsi: "On pourchasse le gauchiste, le marxiste, le laïque, la femme adultère et l'homosexuel. Mais avec les bahá'is on double la mise: répression au sommet et mobilisation des foules contre un ennemi ancestral. Vous ne voyez pas la différence? Alors imaginez cette dépêche: Berlin... 1933: on annonce l'arrestation des responsables de la communauté juive dans la capitale du Reich".

Quelques jours auparavant, dans le Figaro, Thierry Desjardins, sous le titre "Adeptes d'une religion moderniste - Iran: les Bahá'is exécutés au nom d'Allah" avait de son côté révélé l'existence des bahá'is, l'essence de leur foi, et les persécutions menées contre eux et quelques autres minorités. Son article se terminait ainsi: "Les bahá'istes du monde entier tentent en vain d'alerter l'opinion internationale. On voit mal ce qu'on pourrait faire pour sauver cette communauté de la folie des mollahs. En vérité, une seule chose, ne pas ignorer qu'actuellement 500.000 bahá'is qui n'ont rien fait que de prôner la fraternité risquent d'être exterminés par des hommes qui ont pris le pouvoir au nom de Dieu".

Il serait en outre erroné de croire que l'opprobre attaché aux bahá'is se limite à l'Iran. Dans la plupart des pays musulmans rigoristes ils sont interdits de séjour. Selon Mohammed B, l'Algérie s'est toujours montrée plutôt tolérante: "L'état algérien respecte le principe de sa constitution d'état musulman, mais sans inquisition, avec une certaine liberté. Même au temps de Boumediene elle a adopté une attitude plus intelligente que d'autres pays musulmans.

Evidemment, les bahá'is étrangers ont été expulsés. mais à part quelques journées de garde à vue, quelques assignations provisoires à résidence, un cas - à ma connaissance- de licenciement de fonctionnaire, on n'a touché ni aux personnes ni aux biens des bahá'is algériens. Vous savez, si beaucoup de musulmans ont vis-à-vis de notre foi une réaction viscérale, s'ils sont bloqués, c'est qu'ils sont restés musulmans en cessant d'être croyants, fidèles à la forme et oublieux de la lettre".

En revanche, au Maroc, par exemple, en 1962, cinq personnes furent condamnées à mort pour leur seule appartenance à la foi bahá'ie. Il fallut tout le poids de la pression internationale pour que la cour suprême annule la sentence. Il n'est pas beaucoup plus possible aujourd'hui d'être bahá'i au Maroc, ou bahá'i marocain. Dans Le prisonnier de Saint-Jean-d'Acre, (André Brugiroux, Le prisonnier de Saint-Jean-d'Acre, Editions Albatros) André Brugiroux rapporte de son côté des témoignages de persécutions, de tortures perpétrées en Iraq et, sous le règne de Nasser, en Egypte.

D'une façon générale, les régimes totalitaires acceptent mal ces empêcheurs de penser en rond. L'URSS stalinienne ne les épargna pas. Sous Staline, des bahá'is furent déportés, et le temple d'Ishqabad, première Maison d'Adoration érigée par les bahá'is fut confisqué puis rasé. L'Allemagne nazie ne fut pas en reste. En 1937, trouvant intolérable une religion qui prônait l'unité raciale, Hitler l'interdit. On chassa et pourchassa les croyants dont plusieurs prirent le chemin des camps de concentration. Et, comme il se doit, on brûla tous les livres. L'Occident demeuré civilisé, sous la règle des états de droit, ne connut pas ces exactions. Pourtant, à travers des études, des articles, quelques fanatismes religieux ou antireligieux ne manquèrent pas de s'exprimer. Dans la bibliothèque du Centre Mondial, à Haifa, un tiroir entier est consacré aux références, en fiches, de tous les ouvrages entièrement ou partiellement consacrés à dénigrer la religion bahá'ie. Beaucoup ont des auteurs musulmans, mais des chrétiens, des libres-penseurs se sont aussi mobilisés. L'arabe voisine avec l'anglais, l'allemand et le français.

"Julian Huxley, dit en riant Bill Collins, voyait en nous des socialistes, et Arnold Toynbee des communistes". Pour notre part, nous avons relevé quelques extraits particulièrement stupéfiants. Dans "Occult ABC", de Kurt E. Koch, publié dans le Michigan, après un bref historique qui attribue à Cheikh Ahmad le rôle et le titre du Báb, et énumère, cette fois à peu près exactement, l'essentiel des concepts, on peut lire d'abord cette citation: "Les bahá'is sont membres d'une communauté mondiale qui inclut les gens de toute nation, de toute race, de toute classe. Ils ont pour principal dessein l'unification de toutes les nations de la planète. Bahá'i - la religion de l'unité", puis ce commentaire: "Derrière leur façade se dissimule beaucoup plus. Ce n'est rien d'autre qu'une préparation de premier ordre à la venue de l'Antéchrist, qui réduira toute chose à un seul commun dénominateur, une seule langue, une seule monnaie, un seul gouvernement central, un seul système politique avec un seul chef, l'Antéchrist lui-même (...) Chaque citoyen sera enregistré sous un numéro, sans lequel il ne pourra rien acheter ou vendre. Il y aura une Eglise universelle. Quiconque refusera de prendre part à ce système universel n'aura plus le droit d'exister. Si l'on considère les choses sous cet angle, il n'est pas surprenant que les chrétiens aient dit que l'Antéchrist viendra de la religion bahá'ie".

Quelques autres passages d'anthologie? , En voici, extraits ceux-là des Enfants de Belial, de Dalila et Gérard Lemaire, publié en Belgique, (Edition des Archers):

"Encore une nouvelle religion, encore un nouveau prophète. Bahá'u'lláh, fondateur de la foi bahá'ie, annonça un jour aux souverains d'Europe et au Pape de l'Eglise qu'il était le rédempteur et le porte-parole de Dieu pour l'époque moderne. Il déclara être le Christ réapparu dans la gloire du père. Nous retrouvons dans ses textes la technique éprouvée des sectes, sociétés secrètes et "extraterrestres", de reprendre des passages de la Bible (qui est décidément un texte fort recherché) et de les adapter à l'enseignement voulu". Suit une description assez interprétée de la foi assortie plus loin de ce commentaire: "Dès que l'on parle de science dans un enseignement spirituel, méfiez-vous". Et encore: "Maintenant, la religion bahá'ie ressemble étrangement à un enseignement luciférien camouflé". Le tout est illustré d'une photographie du mausolée du Báb assortie de cette légende: "église bahá'ie".

Pour rétablir la balance dans son juste équilibre, il faut cependant préciser que quelques-uns des esprits les plus éclairés de la fin du XIXe siècle et de notre époque ont, au contraire, marqué sinon leur totale approbation. en tout cas leur sympathie. Tel fut entre autres le cas d'Ernest Renan qui écrivait dans Les apôtres, publié en 1886: "La religion n'est pas une erreur populaire, c'est une grande vérité d'instinct entrevue par le peuple, exprimée par le peuple. (...) Notre siècle a vu des mouvements religieux tout aussi extraordinaires que ceux d'autrefois, mouvements qui ont provoqué autant d'enthousiasme, qui ont eu déjà, proportion gardée, plus de martyrs... Le babisme. en Perse, a été un phénomène considérable. Un homme doux et sans prétention, une sorte de Spinoza modeste et pieux, s'est vu, presque malgré lui, élevé au rang de thaumaturge, d'incarnation divine, et est devenu le chef d'une secte nombreuse, ardente et fanatique, qui a failli amener une révolution comparable à celle de l'Islam." Il décrivait ensuite les massacres perpétrés sur les disciples du Báb.

Plus près de nous Emile Servan-Schreiber, économiste, journaliste, fondateur du journal Les Echos, raconte dans un récit de voyage. Cette année à Jérusalem, (Emile Schreiber. Cette année à Jérusalem. Plon. Paris. 1933) sa visite au tombeau de Bahá'u'lláh et sa découverte d'une religion dont il ignorait l'existence:

"Alors que le marxisme soviétique proclame la matérialité historique, alors que les jeunes générations sionistes sont également de plus en plus indifférentes aux croyances établies, la doctrine bahá'iste prend, dans les circonstances actuelles, un intérêt d'autant plus grand que, s'écartant du domaine purement philosophique, elle préconise en économie politique des solutions qui coïncident curieusement avec les préoccupations de notre époque.

Cette religion, de plus, est par essence antiraciste. (...) Dans cet Orient aux idées aussi claires. aussi lumineuses que son ciel, des voix se sont élevées a toutes les époques, bravant le martyre, pour prononcer des paroles de fraternité humaine et de solidarité. Celles des prophètes bahá'istes m'ont paru présenter un intérêt à la fois d'actualité et de vérité de tous les temps, d'autant plus grand que ces hommes venus de Perse appartenaient à une nation particulièrement arriérée à l'époque où ils ont sacrifié les uns leur vie, les autres leur liberté pour entretenir, parce que telle était leur conviction, la flamme éternelle de la pensée et de la générosité humaine".

Ce qui a pu être dit, écrit dans des livres ou des revues, ne nous suffisait cependant pas. Nous voulions encore prendre le pouls de nos contemporains immédiats, avoir des points de vue totalement frais. Nous nous sommes donc tournés, à Paris, vers des représentants du Judaïsme, du Christianisme et de l'Islam, en leur demandant de nous faire connaître leur point de vue.

La première réponse qui nous soit parvenue a été celle de M. Emile Touati, Président du Consistoire Israélite de Paris. Voici, sa réponse, datée du 22 décembre 1988:

"Le Judaïsme n'a jamais proclamé qu'en dehors de lui, il n'y avait point de salut. Il admet et respecte le pluralisme et les spécificités des nations de la terre en matière religieuse, tout en professant l'unité du genre humain, issu d'un même homme, et l'égalité fondamentale des hommes, indépendamment de leurs nationalités, de leurs cultures ou de la couleur de leur peau.

Cependant, le judaïsme condamne toutes les formes d'idolâtrie. Pour lui, la légitimité d'une religion est liée à sa compatibilité avec l'Alliance de Noé et à l'observance des lois noahides qui sont universelles. Celles-ci comportent la croyance en un Dieu unique, la prohibition des pratiques idolâtres, l'interdiction du meurtre, du vol, de l'inceste et de la cruauté, l'obligation d'établir un état de droit garanti par des tribunaux.

En conséquence, il est évident que le judaïsme ne peut qu'avoir un jugement positif et même une réelle sympathie envers la doctrine bahá'ie. De plus, de son point de vue, il n'y a guère de place pour une controverse idéologique, théologique ou historique entre les deux foi, chacune se situant dans son terrain propre et dans sa sphère d'influence. Nous considérons avec faveur et avec une solidarité toute naturelle les principaux enseignements du Baháisme. Que nous retrouvons d'ailleurs dans notre tradition: l'unité de Dieu, la recherche de la vérité, l'unité de l'humanité, l'universalité de l'éthique et de la justice, l'idéal de paix entre les peuples, la relation directe avec la Divinité sans l'intermédiaire de prêtres. Nous pensons également que la religion n'est pas simplement une affaire individuelle ou privée, ou d'un ordre strictement spirituel, mais qu'elle a aussi une importance capitale dans le contenu et l'évolution des sociétés et des civilisations. Les points où il pourrait y avoir quelque divergence sont relativement secondaires, et d'ailleurs ne font pas l'objet de positions absolues dans le judaïsme. Ils concernent le caractère évolutif et progressif de la Révélation, d'une part - l'espoir de l'unification de l'humanité dans une religion unique d'autre part. Ces problèmes sont renvoyés à l'ère messianique par le judaïsme.

Deux éléments très importants nous rapprochent encore des bahá'is. Il est tout d'abord significatif et de haute portée que tous les lieux saints et surtout le centre mondial de cette confession soient situés en Israël, c'est à dire sur une terre dont la vocation éternelle est d'être, sinon le berceau, surtout la métropole des grandes religions monothéistes. Ni le christianisme ni l'islam, qui ont choisi Rome et la Mecque comme capitales, n'ont encore fait ce pas décisif, conformément à la prophétie d'Isaïe (56,7) "Ma Maison sera une Maison de prières pour tous les peuples". Les bahá'is sont donc tout à fait bienvenus en Israël, où ils se comportent d'ailleurs de manière exemplaire...

Enfin, les bahá'is ont été persécutés et incompris comme les juifs. Ils ont souffert et souffrent encore pour leur foi, notamment en Iran. Cette communauté de destin crée également des liens.

Les voies qui mènent à Dieu sont multiples, selon "les familles de la Terre". Le Baháisme en est une, parmi les plus respectables".

Quelques jours après la réception de cette lettre, nous obtenions un rendez-vous de M. Jean Duchesne, rédacteur en chef de la revue catholique internationale Communio, auquel nous avait adressés la Maison Diocésaine de l'évêché de Paris.

"Comment connaissez-vous la foi bahá'ie?

- Je l'ai personnellement découverte lorsque j'avais 20 ans, lors d'un voyage en Terre sainte. Arrivant à Haïfa par bateau, j'ai tout à coup eu l'éblouissement de ce dôme doré, le mausolée du Báb, sur les pentes du Mont Carmel, qui n'était ni une mosquée, ni une église. Donc, je me suis renseigné. Plus tard, j'ai rencontré des bahá'is, mais au Moyen-Orient et aux Etats Unis plus qu'en France.

- Question personnelle: beaucoup de jeunes gens, croyants monothéistes, d'origine chrétienne ou musulmane, nous ont raconté comment, découvrant la révélation progressive, ils avaient d'un seul coup trouvé une réponse aux questions qu'ils se posaient sur la diversité des grandes religions. Tel ne fut pas votre cas?

- Je n'étais pas a priori poussé par un besoin religieux. Ce qui compte pour moi, c' est le Christ.

- Nous utilisons tour à tour le mot foi et le mot religion. Y-a-t-il une différence entre les deux? le baháisme, est-ce une foi ou une religion?

Toute religion suppose une foi avec un certain nombre de croyances, avec un contenu. La religion ne se résume pas à des pratiques. Dans le cas du baháisme, il est clair qu'il y a un contenu important, impressionnant. C'est une religion qui a une portée, qui mérite le respect et la sympathie, née comme ça de rien, de deux prophètes du XIXe siècle.

- La considérez-vous comme une des grandes religions révélées ?

- Non, tant pour des raisons statistiques et quantitatives que pour des raisons qualitatives. En dépit de sa croissance, je ne crois pas que les chiffres puissent en faire une des grandes religions, au niveau du poids, si j'ose dire. D'autre part, d'après les définitions même de cette religion et son intention d'universalité, son rayonnement ne peut être que limité. J'observe qu'elle semble peu représentée en France.

- En un peu plus d'un siècle, le nombre des bahá'is a atteint pratiquement les cinq millions. Est-ce qu'au premier siècle après Jésus-Christ, les chrétiens n'étaient pas encore moins nombreux que les bahá'is?

- Il faudrait avoir d'autres chiffres. Mais lorsque je parle du niveau quantitatif, je ne parle pas seulement du nombre de ses adeptes mais du poids, de l'influence sur les consciences, dans l'opinion. Dans le cas des bahá'is, qui se veulent volontairement discrets, le poids est réel mais l'influence est mineure: ce n'est pas un facteur décisif.

- Que voyez-vous comme points de convergence et de divergence entre le christianisme et le baháisme? Est-ce que, par exemple, la conception bahá'ie de prophètes envoyés de Dieu comme le Christ, Mahomet ou Bahá'u'lláh n'est pas fondamentalement différente de la conception chrétienne où le Christ est Dieu?

- Pour moi la différence n'est pas là. Ce n'est pas le bon angle d'attaque. On peut faire la même remarque sur la relation entre le christianisme et le judaïsme ou l'islam. La religion bahá'ie est une religion optimiste qui dit quelque chose qui n'est pas niable pour un chrétien, à savoir qu'il existe un plan, un dessein de Dieu pour le monde, et que l'instauration de la paix, de l'unification, ne sera amenée que par un don de Dieu. Il suffit pour les bahá'is que les hommes soient disposés à recevoir ce don. Les chrétiens, et c'est là où intervient le Christ, ont une vision peut-être plus tragique. Il ne s'agit pas de s'ouvrir à un don de Dieu: le salut passe par la croix. Jésus est mort sur la croix, ce qui justifie le caractère exemplaire du Christ qui était non seulement le fils de Dieu mais qui est mort sur la croix et qui a montré aux hommes cette manière de mourir en renonçant à la tentation de haïr et les hommes et Dieu. Dieu seul pouvait faire cela et c'est l'oeuvre du Christ. Cela montre la manière paradoxale dont le mal peut être vaincu non pas en l'écrasant, en l'éliminant, en se convertissant, mais en l'affrontant, en le subissant, parce que l'important est dans l'épreuve. Affronter la mort sans lui céder. Résister sans se laisser conditionner par le caractère tragique de l'existence humaine. Résister en affrontant et non en attendant de Dieu qu'il agisse de manière magique et mystérieuse.

Entre les deux religions, je vois un point commun: la transcendance de Dieu. En revanche, je considère la conception cyclique de la religion bahá'ie comme une régression du point de vue philosophique, par rapport à la vision chrétienne de l'histoire qui est une vision non pas cyclique mais concentrique.

- L'Eglise de France considère-t-elle le baháisme comme une secte?

- Il n'y a eu, à ma connaissance, de prises de position ni du concile, ni de l'Eglise de France.

- Et des contacts?

- Ni contacts particuliers, ni attention spéciale accordée aux bahá'is par l'Eglise de France, autant que je sache.

- Que pensez-vous des positions de cette religion par rapport à la science. En particulier quand elle explique que les descriptions de la Bible, par exemple la genèse, les prophéties, doivent être prises comme des métaphores?

- Le discours fondamentaliste n'est plus tenu que par quelques sectes protestantes aux Etats-Unis. Le problème du littéralisme ne s'est pas posé dans l'Eglise catholique pour la bonne raison qu'elle n'encourageait pas la lecture de la Bible. S'il y eut conflit entre science et foi, c'est par mauvaise interprétation de l'une et de l'autre. L'espèce de foi des scientifiques rendait Dieu superflu- Claude Bernard disait "nous n'avons pas besoin de cette hypothèse". Et les croyants se sentaient menacés. Aujourd'hui, si le catholicisme est menacé, c'est par le syncrétisme. Le positivisme est terminé. Tout un courant de science retourne vers la gnose, où la religion bahá'ie se sent très à l'aise, avec le génie qu'elle a de dire "vous voyez, vous croyez à la même chose que nous", le ferment même d'un prosélytisme qui n'en a pas l'air. Ce que disent les bahá'is ne veut plus dire la même chose qu'il y a un siècle. Aujourd'hui, il y a un retour du gnosticisme même chez les catholiques, qui s'appelle le concordisme.

- Vous n'imaginez pas que la religion bahá'ie puisse mordre sur l'effectif chrétien?

- Si, peut-être. Si les gens s'intéressent au problème religieux. Si on part du fait que l'homme est un animal religieux et va chercher la religion qui procure le maximum de confiance. Alors la religion bahá'ie a sa place. Elle procure un confort dans un moment de besoin religieux. C'est une religion apaisante, rassurante. Un cycle. Sans la croix, le problème ennuyeux de la croix, de la rédemption. On présuppose un besoin religieux, après on cherche le moyen de le satisfaire, c'est la même chose, en matière de religion, que le P.S.U en matière politique. La Foi bahá'ie est le P.S.U des religions. Pardon. Ne voyez-dans ces derniers propos qu'une boutade!

- Dans la conception très oecuménique qui se fait jour, les bahá'is ne sont-ils pas des gens avec lesquels les chrétiens peuvent avoir un cheminement parallèle?

- Sans doute. S'il y a cheminement parallèle avec les juifs, les musulmans, je ne vois pas pourquoi les bahá'is en seraient exclus".

Nous espérions obtenir, après une demande formulée auprès de l'Institut de Paris, la réponse des musulmans. Nos lettres réitérées sont demeurées sans réponse, nos coups de téléphone pour obtenir un rendez-vous n'ont pas eu de suite. Il nous aurait fallu terminer sur ce constat de silence si ne nous avait été communiqué le compte-rendu d'un entretien réalisé par Hossein Gulick, un bahá'i vivant aux Etats-Unis, avec un éminent érudit palestinien, le Docteur Jamil Diab, mufti d'une mosquée sur le sol américain.

Né à Béthanie, une petite ville proche de Jérusalem, le Dr Jamil Diab est le fils d'un homme qui avait fait ses études à l'Université Al-Azhar du Caire et était membre du Haut Conseil Suprême Islamique de Jérusalem. Lui-même, en 1946, en Palestine, passa avec succès des examens du plus haut niveau, équivalents à ceux de l'Université Al-Azhar pour l'étude de l'islam et de l'arabe. Dix ans plus tard, il obtenait son doctorat du Collège de Métaphysique de Chicago. "Quand je suis venu aux Etats-Unis, explique-t-il, j'ai étudié les autres religions, particulièrement le christianisme et le judaïsme. Je m'efforce d'être juste vis à vis de toutes les religions. Je trouve beaucoup de points communs dont je sens qu'ils enrichissent ma connaissance de l'islam et me rendent proches des autres religions divines".

Plus spécialement interrogé sur la foi bahá'ie, qu'il connaît bien, il expliquait: "J'ai une relation très solide avec la communauté bahá'ie des Etats-Unis, spécialement en Arizona. Par ailleurs, quelques uns de mes professeurs à Jérusalem étaient bahá'is. A Haïfa et à Saint-Jean-d'Acre, il y avait des communautés bahá'ies avant que je sois né. Après 1948, et la création de l'état d'Israël. beaucoup de gens ont quitté la région. et beaucoup sont restés, des chrétiens, des druzes, des bahá'is, pratiquement tous les bahá'is. Les lieux saint bahá'is existaient avant la création de l'état d'Israël, sous le mandat britannique, et encore avant sous l'empire Ottoman. Lorsque je lis des articles écrits par des musulmans, je suis étonné qu'ils disent que les bahá'is sont des agents d'Israël puisque leurs temples sont construits en Israël. Ils éliminent le fait que les établissements bahá'is avaient été installés sous l'Empire turc et le mandat britannique. Il y a aussi des mosquées et des églises à Haïfa et à Saint-Jean-d'Acre. On ne peut accuser les musulmans et les chrétiens d'être des agents d'Israël. Je suis musulman, pas bahá'i, mais, pour être honnête, quand les musulmans portent de telles accusations, je me sens obligé de leur répondre".

Il assura ensuite qu'il considérait la foi bahá'ie "comme la plus proche de l'Islam puisqu'elle partage avec lui le concept de l'unicité de Dieu". "Depuis que je suis aux Etats-Unis, c'est à dire 1948, je n'ai jamais rencontré un bahá'i qui parle mal de l'islam. Au contraire, ils acceptent le prophète Mahomet et le Coran et louent l'enseignement de l'islam. Ces gens, loin d'être apostats, sont amenés par leur foi à l'acceptation du Prophète et du Coran. Et bien que leurs croyances ne soient pas identiques à celles des musulmans, les musulmans ne sont pas le moins du monde dispensés de courtoisie, sinon plus, pour reconnaître et accepter que les bahá'is sont proches d'eux". Un peu plus tard, il décernait une volée de bois vert à des articles contre les bahá'is publiés dans plusieurs magazines. "Je les ai lus et j'ai remarqué que certains de ces articles sont écrits approximativement et ne fournissent ni l'essentiel ni la vérification des faits. Je pense que ceux qui écrivent aujourd'hui et se nomment érudits musulmans devraient comprendre ce que ce mot signifie et que s'appuyer sur les aspects négatifs n'est utile à personne". Il défendit les bahá'is de l'accusation d'apostasie: "Les musulmans qui deviennent chrétiens ou juifs, communistes ou athées peuvent être à juste titre nommés apostats. Mais les bahá'is qui continuent à croire à l'Unicité de Dieu et reconnaissent le prophète Mahomet ne peuvent être appelés apostats ou infidèles sans que l'on change la définition de ces mots".

Il dit encore, à propos des accusations portées contre les bahá'is: "Même si cela est arrivé dans les temps passés, nous ne devrions pas continuer à le reprocher aux générations suivantes. Dans l'histoire de l'homme, chaque nation, à un moment quelconque, a commis des choses mauvaises, puis ses descendants se sont repentis. Il est clairement dit dans le Coran: aucune âme ne portera le fardeau d'une autre(...) Selon les critères des musulmans de cette époque, les premiers bahá'is étaient considérés comme des criminels, des renégats. Jusqu'à présent, les gens de différentes religions s'asseyent rarement pour discuter. S'ils le faisaient, le fossé entre eux serait rétréci et ils pourraient coexister plus aisément. Selon le Coran, si Dieu avait voulu qu'il n'y ait qu'une seule religion, il l'aurait fait. Les musulmans ne peuvent obliger les autres à adhérer à leur foi. C'est une affaire de choix. Un père ne peut forcer ses enfants à devenir musulmans. Ils ne peuvent le devenir que de leur propre volonté, et non sur les ordres de leurs parents."

Comme enfin il lui était demandé pourquoi les bahá'is ne répliquent pas aux attaques lancées contre eux dans la presse il précisa: "autant que je sache, les bahá'is ne croient pas à la nécessité d'user leur temps et celui des autres en querelles, accusations et contre-accusations. Ils supportent patiemment les persécutions, mais ne les utilisent pas pour attaquer les autres. Il ne leur est pas permis de répondre à de telles attaques et il leur est conseillé de s'occuper de leur propre vie et de leur travail. Je pense que sur ce point ils sont très sages, et je souhaiterais que les lettrés musulmans fassent la même chose".

Grâce au docteur Jamil Diab, nous avons ainsi pu terminer ce chapitre consacré au regard des autres en constatant que même un mufti palestinien pouvait ne pas avoir un regard noir. Il reste à souhaiter qu'il fasse école.


CHAPITRE VII - UNE RELIGION CONTEMPORAINE

A la fin de notre séjour au Mont Carmel, il nous fut donné de rencontrer l'architecte Fariburz Sahba. Si la foi bahá'ie ne bâtit pas d'églises, au sens conventionnel du terme, elle a cependant érigé, a travers le monde, sept temples symboliques. En Afrique à Kampala (Ouganda), en Australie à Sydney, en Amérique du nord à Wilmette, près de Chicago, en Amérique du sud à Panama, en Océanie à Apia, dans l'Ile de Samoa, en Europe, à Francfort, et en Inde à New Delhi. D'autres, sans doute, viendront s'y ajouter.

Fariburz Sahba, bahá'i lui-même, a construit le temple de New Delhi achevé en 1985. Il a réussi, en utilisant les ressources les plus sophistiquées de la construction actuelle, un prodigieux bâtiment en forme de lotus aux pétales incurvés, auquel toutes les grandes revues d'architecture ont rendu hommage.

"Aucun style, aucun matériau, dit-il, ne m'ont été imposés. Il fallait juste un grand espace très simple où l'on puisse prier, lire nos écrits saints, mais sans prêches ni prêtres. Ce lieu devait avoir obligatoirement, comme tous nos "temples", neuf côtés, neuf portes, et être coiffé d'une coupole. A moi d'imaginer le reste."

Ces neuf côtés, ces neuf portes, cette coupole sont les symboles même de la religion bahá'ie. Neuf portes pour exprimer l'ouverture à tous, et la possibilité d'entrer par, n'importe quel côté... Une coupole qui coiffe le tout pour signifier l'unicité de Dieu, des religions. et de la race humaine.

Le siège de la Maison de Justice du Mont Carmel, avec ses marches, ses piliers, son dôme, est, lui aussi, une construction symbolique de la structure de la religion bahá'ie. Les marches correspondent aux Assemblées locales les piliers aux Assemblées nationales. Le dôme à la Maison de Justice, avec sa fonction de coordination, et de décision. Cette structure, basée sur les enseignements de Bahá'u'lláh, précisée par les instructions d'Abdu'l-Bahá, ne s'est pas mise sur pied en un jour. Shoghi Effendi Rabbani, arrière petit-fils de Bahá'u'lláh, petit-fils d'Abdu'l-Bahá, a puissamment contribué à sa mise en place. Le premier était le prophète, la Gloire de Dieu. Le second fut "le Serviteur". Au troisième vont échoir le titre de Gardien et la très lourde tâche que ce titre implique.

En novembre 1921, Shoghi Effendi, qui a alors 25 ans, poursuit ses études universitaires à Oxford, en Angleterre, lorsque lui est annoncée la mort de son grand-père maternel. Dans son testament, ce dernier précisait ce que devait être l'organisation de la religion bahá'ie et prévoyait, entre autres instructions, la mise en place d'une nouvelle institution, "le Gardiennat". Aucun de ses fils n'ayant vécu, il indiquait que Shoghi Effendi, l'aîné de ses petits-fils, devait en assumer la responsabilité. Une précision ici s'impose. La succession ne passait pas automatiquement, comme dans une succession de droit divin, de l'ascendant au descendant le plus direct. Le testament du Serviteur prend soin de le préciser

"II incombe au Gardien de la Cause de Dieu de désigner, de son vivant, celui qui deviendra son successeur, afin qu'après sa disparition des différends ne puissent survenir, qui est désigné doit montrer du détachement pour toute Celui chose terrestre, il doit être l'essence de la pureté, manifester la crainte de Dieu et faire preuve de savoir, de sagesse et de science. Si le premier-né du Gardien de la Cause de Dieu ne manifestait pas la vérité de ces paroles: "l'enfant est l'essence secrète de son père", c'est-à-dire s'il n'héritait pas de l'élément spirituel qui est en lui, et si la noblesse de son caractère ne répondait pas à sa glorieuse origine, alors le Gardien de la Cause devrait choisir une autre branche pour lui succéder."

Toute affaire cessante, le jeune homme regagne Haïfa. D'écrasantes responsabilités l'attendent. Il lui faut à la fois maintenir la cohésion entre les fidèles, préserver les enseignements de Bahá'u'lláh et d'Abdu'l-Bahá de toute interprétation erronée et la doctrine de toute déviation, organiser le fonctionnement de l'institution bahá'ie, s'employer, enfin, à la propagation de la foi.

Immédiatement, il se met à 1'oeuvre, et commence de concrétiser le schéma administratif prescrit par Abdu'l-Bahá. La religion bahá'ie doit reposer sur trois institutions: le Gardien de la Cause de Dieu, les Mains de la Cause de Dieu, les Maisons de Justice locales, nationales, et internationale. La fonction du Gardiennat est évidente. Les "Mains de la Cause" existent déjà à l'état embryonnaire: de son vivant, Bahá'u'lláh avait déjà désigné quatre personnes sûres et éprouvées pour l'aider à diriger et à encourager les activités des fidèles, et leur avait donné ce titre. Mais, dans son testament, Abdu'l-Bahá prévoit la mise en place d'un corps permanent qui aidera le Gardien.

"Les Mains de la Cause de Dieu doivent être choisies et nommées par le Gardien de la Cause de Dieu. Elles ont pour devoir de diffuser les parfums divins, d'édifier les âmes, d 'encourager les études, d'améliorer le caractère des hommes et d'être, en tout temps et en toutes circonstances, sanctifiées et détachées des choses terrestres. Par leur conduite, leur attitude, leurs actes et leurs paroles, elles doivent manifester la crainte de Dieu... Ce corps des Mains de la Cause est sous la direction du Gardien. I1 doit les exhorter sans cesse à faire tous les efforts possibles pour diffuser de leur mieux les suaves parfums de Dieu et guider tous les peuples du monde, car c'est la lumière du sens divin qui produit l'illumination de tout l'univers."

Enfin les Maisons de Justice locales, nationales et internationales sont à créer. Abdu'l-Bahá a indiqué que dès que neuf bahá'is adultes, au moins, sont regroupés dans un même espace géographique, ils doivent élire une assemblée spirituelle locale qui décidera de la conduite à mener en faveur de la foi dans son secteur. Dès que les assemblées locales seront suffisamment nombreuses, elles devront à leur tour élire une assemblée spirituelle nationale, qui coordonnera les activités locales, et supervisera l'ensemble des actions en faveur de la foi à l'échelon du pays concerné. Les activités des assemblées spirituelles nationales seront à leur tour coordonnées et supervisées par la Maison Universelle de Justice. Mais chaque assemblée locale ou nationale est aussi. à son échelle, Maison de Justice.

Au moment où Shoghi Effendi prend sa charge, les temps, cependant, ne sont pas encore propices, les fidèles trop peu nombreux, et trop inorganisés, pour que ce fonctionnement démocratique puisse immédiatement se mettre en place. Il va donc procéder par étapes, s'entourer d'une équipe solide dans laquelle on comptera beaucoup de nord-américains, et procéder à l'établissement de plans successifs, à durée déterminée (cinq, six, sept ans) qui permettront chacun de franchir un nouveau palier dans la diffusion de la Cause, l'organisation, les activités sociales, l'édification du Centre Mondial, etc. En premier lieu, il met en place un corps de pionniers. Il s'agira de volontaires, hommes ou femmes qui iront partout où la foi l'exige, trouvant sur place la moyen de gagner leur vie, montrant par leur comportement ce qu'est leur religion, répondant, sans faire de prosélytisme et encore moins "d'évangélisation", aux questions qui leur seront posées, et, ainsi, susciteront de nouveaux croyants, jusqu'à ce que se forme une communauté. Ils pourront aussi être appelés à renforcer de petites communautés déjà existantes, et les aider dans la réalisation de leurs projets, que ceux-ci concernent le développement de la foi bahá'ie, ou l'amélioration des conditions d'existence de l'ensemble de la population locale, sans distinction de races, de religions, de condition sociale, etc. C'est ainsi que l'on voit, à partir de cette époque, des bahá'is de tous les âges, de toutes les origines, boucler leur sac et quitter leur pays, leur famille, leurs amis, une vie parfois tranquille et confortable, pour aller jeter l'ancre quelquefois aux antipodes, sans craindre les difficultés et la solitude qui les guettent, ni les périls physiques qu'ils devront affronter, notamment pour ceux qui oseront tenter l'aventure dans des états musulmans rigoristes.

A cette tâche d'administrateur, Shoghi Effendi ajoute celle de bâtisseur. C'est sous sa houlette que vont être peu à peu achetés les terrains du Mont Carmel, mis en route l'aménagement des jardins des Lieux saints dont il a lui-même dessiné l'ordonnance, et bâtis, au fur à mesure des possibilités financières, grâce à la contribution des communautés bahá'ies dans le monde, le mausolée à coupole dorée qui va surmonter la tombe où voisinent les restes du Báb, ramenés d'Iran, et ceux de son grand-père Abdu'l-Bahá, il doit aussi entreprendre la restauration des maisons où vécut Bahá'u'lláh, à Saint-Jean-d'Acre et à Bahji.

En tant que Gardien, et que parfait anglophone - n'a-t-il pas fait des études à Oxford- après avoir fréquenté l'Université Américaine de Beyrouth - il a également pour mission de traduire les écrits de Bahá'u'lláh et d'Abdu'l-Bahá en anglais. Oeuvre ardue, délicate, lourde de responsabilités: la plupart des textes, innombrables, sont en persan. Une langue subtile, compliquée, où la présence d'un accent peut changer le sens d'un mot, donc d'une phrase, voire la compréhension totale d'un texte. Le style lui-même, souvent allégorique, peut ouvrir la porte à des interprétations erronées. A lui, le Gardien pétri de l'esprit de la lettre, de mettre au point, en anglais, les versions officielles qui plus tard, seront traduites dans toutes les autres langues et dialectes, plus de sept cents à l'heure actuelle. Il est probable néanmoins que l'usage de l'anglais pour le premier train de traduction des textes fondateurs de la religion favorisa considérablement son implantation en Amérique du nord, alors qu'elle se répandait beaucoup plus lentement et difficilement en Europe et spécialement en France. Enfin, en tant que chef de la communauté bahá'ie, et bien qu'il se mette fort peu en avant dans des circonstances officielles, il entretient une correspondance permanente avec les bahá'is du monde entier, adresse des messages aux communautés, et reçoit les pèlerins. Entre toutes ces occupations, il trouve encore le temps d'écrire plusieurs livres, dont une histoire de ce premier siècle d'existence de la foi bahá'ie, Dieu passe près de nous, (Shoghi Effendi. Dieu passe près de nous, Maison d'Edition Bahá'ie, Bruxelles, 1976) et la Dispensation de Bahá'u'lláh (La Dispensation de Bahá'u'lláh, Maison d'Edition Bahá'ie, Bruxelles, 1970) commentaire sur le sens de la mission du prophète et sa portée messianique.

Tous les pouvoirs, cependant, ne sont pas réunis dans la seule main du Gardien. S'il a celui d'interpréter les écrits fondateurs, il n'a pas celui de légiférer, qui sera réservé, plus tard, à la Maison Universelle de Justice. Entre 1951 et 1957, il institutionnalise le corps des Mains de la Cause, et. sous ce titre, par nominations successives, charge 32 fidèles aux mérites avérés, hommes et femmes de plusieurs nationalités, d'enseigner la foi et de protéger les institutions de la religion. Le sommet de la structure administrative globale devait cependant être la Maison Universelle de Justice telle que l'a conçue et nommée Bahá'u'lláh. Les membres de cette institution sont élus à travers le vote des représentants nationaux.

Au début de novembre 1957, alors qu'il séjourne à Londres pour y acheter l'équipement nécessaire au bâtiment des archives du Centre Mondial, il contracte la grippe asiatique, et meurt le 4, d'une crise cardiaque, à 61 ans. On l'enterre près de Londres, à Amos Grove. Il laisse une veuve, Ruhiyyih Rabbani, mais pas d'enfants, et aucune indication sur sa succession, si ce n'est que tout doit être pris en main par la Maison Universelle de Justice. On peut supposer qu'il n'a pas trouvé, au sein de sa propre famille, celui qui serait apte à devenir un second Gardien.

Moins riche en péripéties, en rebondissements dramatiques, moins charismatique apparemment que celle de Bahá'u'lláh ou d'Abdu'l-Bahá, la vie de Shoghi Effendi offre peu d'éléments spectaculaires, propres à alimenter un mythe. Ce fut lui, pourtant. qui évita tout schisme susceptible de naître d'une certaine anarchie, ou d'une mauvaise interprétation des Ecrits, lui surtout qui fut le ferment de la modernité de sa religion. Il suffit en outre de lire certains de ses écrits, tel cet extrait datant de 1931, pour vérifier qu'il possédait bien, comme l'indiquait son grand-père Abdu'l-Bahá, "l'essence spirituelle" et un singulier don d'analyse, si ce n'est celui de prophétie,

"Dix années d'incessant trouble, surchargées d'anxiété et d'incalculables conséquences pour l'avenir de la civilisation ont amené le monde à deux doigts d'une calamité trop terrible à envisager. En vérité, le contraste est navrant entre les manifestations d'enthousiasme confiant auxquelles les Plénipotentiaires se laissèrent aller à Versailles (N.D.A. allusion au traité de paix signé en 1919 entre la France, ses alliés, et l'Allemagne) et les cris de détresse évidente que vainqueurs et vaincus poussent maintenant à l'heure de l'amère désillusion (...) la détresse économique et la confusion politique, les effondrements financiers, l'inquiétude religieuse et les haines de race semblent avoir concouru à accroître outre mesure le faix sous lequel gémit un monde appauvri et las de la guerre (...) Sur quelque continent que se dirige notre regard, quelque éloignée que soit la région sur laquelle porte notre examen, le monde est partout assailli par des forces qu'il ne peut ni expliquer ni maîtriser (...) Qui peut dire si une souffrance plus intense que celles qu'elle ait jamais supportées ne devra pas être infligée à l'humanité pour qu'une conception aussi élevée puisse être consolidée (...) Pour fonder et souder ensemble les éléments discordants de la société actuelle et en faire des membres intégraux de la Communauté de tous les peuples de l'avenir, il ne faudra rien moins que le feu d'une rude épreuve d'intensité sans égale. C'est là une vérité que les événements futurs se chargeront de toujours mieux démontrer. " (Shoghi Effendi, Vers l'apogée de la race humaine, Maison d'Edition Bahá'ie, Bruxelles, 1969)

La mort de Shoghi Effendi laissait la communauté bahá'ie dans un certain désarroi. Un schisme allait-il survenir? Un nouveau leader apparaître, et prendre un pouvoir pour lequel il n'aurait pas été désigné? Il n'en fut rien. On passa simplement à la prise de décision collective.

Réunies autour de la veuve de Shoghi Effendi, animatrice et à son tour vestale vigilante, vingt-sept des trente-deux Mains de la Cause qui avaient été désignées par le Gardien de son vivant et étaient encore en activité prirent le relais, et, six années durant, assurèrent l'ordre administratif, l'achèvement des plans en cours de réalisation, et la continuation de la propagation de la foi. En 1963, la mission des pionniers ayant porté ses fruits, il existait suffisamment de communautés locales, et, partant, nationales, pour élire les délégués mondiaux qui constitueraient la Maison Universelle de Justice, et disposeraient à leur tour, collectivement, du pouvoir de légiférer. Ce fut fait le 25 avril, un siècle exactement après la proclamation de la foi bahá'ie par son prophète dans les jardins de Rezvan.

Par souci de démocratie, les Mains de la Cause s'abstinrent et demandèrent à ne pas être élues. L'ordre bahá'i entrait dans l'organisation de son âge adulte. Actuellement, cet ordre forme, exactement, la pyramide voulue par le prophète et ses successeurs. Au premier échelon, les assemblées locales. Dès qu'une communauté comporte neuf membres ou plus, elle forme une assemblée spirituelle. Si elle en compte moins, elle est rattachée à l'assemblée spirituelle nationale. Chaque année, au cours d'une convention à laquelle participent les délégués de toutes les communautés locales, les neuf membres de l'assemblée spirituelle nationale sont élus, lesquels enfin élisent à leur tour, tous les cinq ans, au cours d'une convention internationale, les neuf membres de la Maison Universelle de Justice.

Tout bahá'i majeur, homme ou femme, quels que soient sa race, sa condition sociale, son âge, son niveau de culture, est éligible. En revanche, nul n'a le droit de mener campagne en vue de son élection, ni même de se déclarer candidat. Chaque électeur, méditant, priant, réfléchissant, s'informant, doit apporter son suffrage, en son âme et conscience, à celui dont la personne, la conduite en paroles et surtout en actes, lui semblent les plus conformes à l'esprit de la foi, et les plus aptes à l'exercice de responsabilité.

Les dernières élections de la Maison Universelle de Justice ont eu lieu à Haifa en mai 1988. 660 délégués représentant plus de 70 nations ont voté. Nous avons eu l'occasion de voir quelques extraits d'un film en vidéo tourné à cette occasion, et nous avons été véritablement impressionnés par les images de ces hommes et de ces femmes incarnant un si grand nombre de peuples et de races, comme dans une image symbolique de la fraternité universelle, à la fois allègres et paisibles, souvent d'une dignité impressionnante dans le costume d'apparat de leur peuple, tel ce délégué Papou dont nous n'oublierons pas de si tôt la magnifique et émouvante vision. Parmi les neuf membres qui furent élus alors, deux sont iraniens, quatre Américains dont un noir, et l'on compte également un Anglais, un Australien, un Irlandais. Quatre assument leur fonction depuis25 ans, un depuis 20 ans, un depuis six ans, un depuis un an, deux ont été élus cette année. Ces proportions nous ont amenés à formuler deux remarques:

1°) Une prédominance des américains. "Exact, nous fut-il répondu, puisqu'effectivement les américains ont joué un rôle important dans le développement de notre religion, mais aujourd'hui son extension est suffisante pour que l'on puisse augurer, aux prochaines élections, une élection plus représentative des nationalités, des races et des cultures mondiales, avec notamment des Sud-américains, des Indiens, des Africains, etc."

2°) Il nous paraissait évident, devant ces chiffres - cinq membres sur neuf assurant leur fonction depuis plus de 20 ans - que sauf décès ou retrait volontaire, les mêmes sont toujours réélus, d'autant que les délégués nationaux ne peuvent connaître tous les bahá'is du monde entier qui sont théoriquement éligibles. Les élections n'ont-elles pas, en ce sens, un caractère un peu moins démocratique qu'il peut y paraître à première vue? Nous avons interrogé là-dessus des délégués nationaux. Réponse: "Nous prions, nous méditons et nous nous informons. La communication entre les communautés est suffisamment bien établie pour que nous sachions qui fait quoi et où, qui s'est distingué par l'ardeur de son action, l'intégrité de sa conduite, la clarté de son jugement. Nous jugeons selon notre conscience et nous prions Dieu de nous inspirer le meilleur vote." Il s'agit cependant d'un point sur lequel nous sommes revenus en conclusion de notre enquête.

Cela dit, chaque type d'assemblée, locale, nationale ou internationale correspond à une fonction précise.

L'assemblée locale s'occupe de l'organisation des activités sociales, prend des initiatives à l'échelon de son secteur géographique, célèbre les mariages, s'assure que les fêtes et jours fériés du calendrier bahá'i sont respectés autant que faire se peut, organise des réunions d'information et d'approfondissement de la foi qui, sous le nom de "coin de feu", se tiennent à tour de rôle chez les uns et les autres, mêlant croyants et non croyants. Parallèlement, elle peut organiser des conférences publiques. Elle est autonome mais fonctionne en liaison avec les autres assemblées spirituelles locales du pays.

Les assemblées spirituelles nationales, chacune composée de ses neuf membres élus lors de la convention nationale annuelle, planifient toutes les activités qui ne peuvent être entreprises qu'à l'échelon du pays tout entier, campagnes d'enseignement de la foi, publications, information, programmes éducatifs ou de développement, contact avec les autorités gouvernementales etc... Sans leur être subordonnées, les assemblées locales ont le devoir de les informer de leurs activités et se tournent vers elles pour obtenir une assistance lorsqu'elles sont confrontées à des difficultés qu'elles ne peuvent résoudre par leurs propres moyens. La Maison Universelle de Justice, enfin, est l'organe suprême de l'ensemble de la communauté bahá'ie mondiale. Elle veille à ce que l'application des Ecrits saints soit toujours conforme à l'interprétation d'Abdu'l-Bahá et de Shoghi Effendi. Elle seule a le pouvoir de légiférer sur tout sujet qui n'a pas été explicitement prévu par Bahá'u'lláh dans son Livre des Lois (Version française publiée par la Maison d Edition Bahá'ie, Bruxelles, 1996), et découle donc directement des modes de vie ou d'événements très contemporains. Ses délibérations sont absolument secrètes, ses décisions, prises à la majorité, font l'objet d'une déclaration collective. Nul ne peut savoir quel point de vue a été défendu par tel ou tel de ses élus. Durant notre enquête, il nous a semblé que ce secret pouvait éventuellement favoriser une certaine autocratie au sein de la démocratie.

Ne permettrait-il pas, par exemple, l'émergence d'un leader qui entraînerait l'institution sur les voies de l'autoritarisme, de l'intégrisme, d'un excessif conservatisme, ou pire encore? Un bahá'i éminent nous a rétorqué que cette dérive est possible et effectivement se produit souvent lorsque deux ou trois hommes seulement assument le pouvoir de législation mais devient beaucoup plus difficile, voire improbable, lorsqu'ils sont neuf. Et comme nous insistions sur le fait que l'impossibilité de savoir qui prend quelles positions au cours des débats ne favorisait pas l'information et, partant, le choix des votants au moment des élections à la Maison Universelle de Justice, il insista sur le fait que, finalement, les membres de l'institution comptent infiniment moins que l'institution elle-même, et que le principe même de son fonctionnement et du nombre de ses élus constitue une garantie suffisante.

A ce propos, il convient de souligner que ni au niveau local, ni au niveau national, ni au niveau international, aucun élu ne dispose de prérogatives, de pouvoir ou d'influence personnels. Il n'assume pas non plus de responsabilité individuelle face à ceux qui l'ont élu. Ce n'est que lorsqu'une assemblée, après s'être réunie, a pris une décision à l'unanimité ou à la majorité qu'elle peut exercer son autorité et revendiquer sa responsabilité face aux croyants de sa juridiction.

Avec la Maison Universelle de Justice fonctionnent, à Haifa, un secrétariat général, un comité administratif notamment chargé des questions de gestion et de finances, un office public d'information qui a ses équivalents à New York, Paris, Hong Kong et Genève, un bureau du développement économique et social, un service de statistiques, plus tous les éléments décrits au début de cette enquête, bibliothèque centrale, service de recherches sur les écrits bahá'is, etc.

Parallèlement aux institutions élues existent des corps dont les membres ont été choisis et nommés. C'est notamment le cas d'un élément vital de l'organisation: les Corps continentaux de conseillers. Ils ont en fait, peu à peu, vers 1968, remplacé les Mains de la Cause. En changeant ce titre, la première Maison Universelle de Justice marquait son respect vis-à-vis des Ecritures et des appellations antérieurement données par Bahá'u'lláh et ses descendants.

Les missions de ces conseillers continentaux s'étendent à la terre entière. Elles couvrent un immense champ d'application: service intercontinental à l'échelle mondiale, protection et propagation de la foi, encouragement, inspiration et soutien des croyants. Ils mènent consultations et collaboration avec les assemblées spirituelles nationales, décident du découpage d'un continent en petites zones d'activités. Ils nomment et dirigent, enfin, des corps d'auxiliaires qui jouent également un rôle très important. Ils n'ont cependant aucun pouvoir de décision ni d'interprétation.

Les auxiliaires agissent à un échelon plus restreint: pays ou région, et entretiennent des rapports suivis avec les assemblées spirituelles locales. Ils agissent en tant que représentants, assistants et conseillers des corps continentaux. Il leur appartient de renforcer le travail de propagation et de protection de la foi, de stimuler par leurs visites les assemblées, groupes, et bahá'is isolés. La durée de leur mandat est variable, selon les besoins de la région où ils sont délégués. En principe ils doivent, sur place, subvenir, par leur travail, à leurs propres besoins. Cependant, dans des zones particulièrement défavorisées, ils peuvent être pris en charge par un fonds qu'administre le corps continental.

Le corps des conseillers continentaux compte actuellement 72 membres, et celui des auxiliaires environ 700.

Enfin, en 1973 a été créé, à Haïfa même, un centre international d'enseignement dont les responsables, nommés par la Maison de Justice pour une durée indéterminée, travaillent à plein temps et sont rétribués.

Leur rôle est de coordonner, de stimuler, de diriger les corps continentaux de conseillers, qui, de leur côté, les informent des nécessités et des problèmes de la Cause sur le continent qu'ils ont en charge. D'assurer la liaison entre ces conseillers et la Maison Universelle de Justice. De déterminer quels sont les besoins en pionniers, enseignants itinérants, et quelles fournitures leur sont nécessaires - livres, matériel audiovisuel, etc. - non seulement pour favoriser une extension quantitative de la foi bahá'ie mais aussi pour jouer un rôle qualitatif auprès des communautés, dans le sens de la spiritualité et de l'éducation.

Grâce à ces corps de conseillers continentaux, d'auxiliaires. de pionniers, renforçant les premières implantations dues à la propagation par le bouche à oreille, la foi bahá'ie, "comme une fine résille posée sur la terre" dit en souriant Sandra Todd, touche aujourd'hui les cinq continents. La Maison Universelle de Justice s'efforce de la faire progresser par paliers, en mettant en oeuvre des plans à durée déterminée. Le dernier arrivé à échéance, qui couvrait la période 1979- 1986, a vu le nombre global des fidèles progresser de 31 %. Ils étaient passés de 603.000 à 969.000 en Afrique (gain: 61%). De 665.000 à 857.000 en Amérique du Nord et du Sud (gain: 29 %). De 2.264.000 à 2.807.000 en Asie (gain: 24%). De 70.000 à 84.000 en Australie (gain 20 0/%). Et de 19.000 à 22.000 en Europe (gain: 16 %).

Une telle progression, avec cette répartition, appelle évidemment un commentaire. Pourquoi est-ce en Asie que les fidèles sont les plus nombreux? Pourquoi est-ce en Afrique que leur progression est la plus spectaculaire? Pourquoi l'implantation sur le continent américain est-elle presque 40 fois supérieure à celle du continent européen? La première question obtient une réponse spécifique: l'Asie est plus réceptive à une foi d'origine islamique. D'autre part, la plupart des bahá'is d'Asie sont en Inde, et s'ils s'y comptent par milliers, c'est que, dès leur naissance, les indiens sont en contact avec des valeurs spirituelles, tandis que l'Europe est plus matérialiste. Le cas du continent américain est plus particulier. Les liens entre Abdu'l-Bahá, puis Shoghi Effendi et l'Amérique du Nord furent très forts. Abdu'l-Bahá pensait même que les Etats Unis pouvaient servir de "berceau" à l'ordre administratif conçu par Bahá'u'lláh parce qu'il s'agissait d'une nation jeune, placée à un tournant de l'histoire humaine. "Le jour approche, dit une de ses épîtres, où l'Ouest aura remplacé l'Est, et fera rayonner la lumière de la direction divine." Après lui, Shoghi Effendi eut de nombreux américains parmi ses principaux collaborateurs, et c'est essentiellement par l'intermédiaire de sa correspondance avec les communautés des Etats Unis et du Canada qu'il définit progressivement le mode de fonctionnement des institutions locales et nationales.

En ce qui nous concerne, nous avons fait la remarque que la foi bahá'ie progresse plus fort et plus vite dans les pays en voie de développement que dans les pays nantis: l'Amérique latine, par exemple, compte pour une bonne part dans les dernières statistiques américaines. Il nous a semblé, aussi, sans que cela nous ait été dit, sans que nous en ayons une preuve formelle, qu'elle touche davantage, dans les régions défavorisées, les gens les plus humbles, et inversement, dans les pays à haut revenu, des individus plutôt cultivés, issus de classes relativement aisées.

Cette différence de comportement peut être expliquée par les actions non seulement spirituelles, mais éducatives et sociales, que mènent les assemblées locales et nationales. Des actions qui ont sans doute puissamment contribué, en même temps que ses prises de position en faveur de la paix mondiale ou contre le racisme, à faire admettre la communauté bahá'ie, en 1970, au Conseil Economique et Social de l'ONU, en tant qu'Organisation Non Gouvernementale, avec un statut consultatif, et, en novembre 87, au réseau "Préservation et Religion" du Fonds International pour la Nature.

Il importe ici d'éclairer le rôle que jouent les assemblées spirituelles locales - il en existe actuellement près de 30.000 disséminées dans plus de 160 pays - et les 148 assemblées nationales. Toutes ne sont évidemment pas confrontées aux mêmes types de situation. Dans certains cas, en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, dans des îles perdues du Pacifique ou de l'Océan indien, dans des zones défavorisées, presque abandonnées, que l'administration centrale de l'état concerné n'a pas encore atteintes, elles constituent parfois la seule forme d'organisation sociale existante. Il arrive très souvent que dans ce cas, elles prennent en charge l'organisation de la scolarisation des enfants, l'alphabétisation des adultes, la mise sur place de structures médicales, évaluent les besoins matériels et spirituels de l'ensemble de la population, et, toujours par plans successifs à durée déterminée, se mettent en devoir d'y faire face. "Il est très important, souligne Holly Vick, une jeune américaine coordinatrice du Bureau de développement économique et social, de bien comprendre dans quel esprit nous agissons. Il ne s'agit en aucun cas d'assistance.

Dès qu'un embryon de communauté bahá'ie se constitue quelque part, elle commence par le commencement: éducation et spiritualité. Un être inculte, abandonné par la civilisation, dès qu'il devient bahá'i, dès qu'il se sait l'égal de n'importe quel autre homme sur la terre, se sent noble. Et le sentiment de ses capacités lui permet de les développer et de faire quelque chose. Vous me dites qu'au dessous d'un minimum de calories quotidiennes, on doit être incapable de penser à autre chose qu'à sa survie journalière. La malnutrition est effectivement un fléau qu'il faut vaincre, mais elle n'empêche pas la conscientisation, pour peu que la graine soit semée. Le progrès matériel, quand il est la conséquence du progrès spirituel, est celui qui est le plus solide et porte le plus de fruits. Il ne suffit pas d'envoyer de l'argent pour lutter contre la faim. L'important est de donner aux êtres l'envie et la capacité de la faire disparaître par leurs propres moyens, et je peux, notamment en Amérique latine, vous donner d'innombrables exemples de réussites par cette façon d'agir.

Jamais notre bureau de développement économique et social ne décide que telle ou telle communauté a tel ou tel besoin qu'il nous incombe de satisfaire. Ce sont les gens qui sont sur place, directement concernés, qui doivent les évaluer, établir un plan pour y faire face, et, dans la mesure du possible, trouver le moyen de le mettre en oeuvre. A eux aussi de décider s'ils ont besoin ou non d'aide et, dans l'affirmative, de la demander. Alors nous faisons tout notre possible pour les aider, et dans ce cas, puisqu'il s'agit d'équipements collectifs au service de tous, et pas seulement des bahá'is, nous n'hésitons pas à faire appel à des organisations non gouvernementales, à des dons individuels de non bahá'is, etc. Je peux vous donner quelques exemples. Au Honduras, dans une zone très reculée, à peuplement indien, où vivaient deux familles de pionniers iraniens dans des conditions si rudimentaires qu'elles habitaient presque dans les arbres, il y a eu un projet d'installation d'hôpital pour lequel un capteur solaire était nécessaire. Nous avons lancé un appel. Le capteur nous a été fourni par des bahá'is du Minnesota, et l'armée américaine a pris en charge sa livraison par avion et son parachutage. Dans l'Ile de Tanna, dans l'océan Pacifique, il y avait un problème d'eau: une source existait, mais il fallait créer un système de distribution. De l'argent est arrivé d'Australie, du Canada, de Nouvelle Zélande, le projet a été mis sur pied, et c'est le gouvernement qui a finalement construit le réseau de distribution.

Ailleurs, une communauté bahá'ie a du affronter une épidémie de méningite. Nous avons alerté l'O.M.S. et les vaccins, à la suite d'un télex, sont arrivés de France, via New-Dehli. Même chose en Afrique. Au Zaïre, par exemple, nous avons installé plus de 100 centres d'éducation. Des moniteurs bahá'is y sont enseignants volontaires- Il s'agit d'éduquer les jeunes, mais aussi - c'est au moins un quart de leur tâche - d'alphabétiser les adultes. Personne n'a d'argent, mais chacun apporte sa contribution en travail. Et souvent, les gouvernements demandent à utiliser les écoles.

Ce que construisent les bahá'is devient un outil collectif. Ils donnent aussi, souvent, l'impulsion, puis les autres suivent. Par exemple, encore au Zaïre, plus de cinquante personnes sont impliquées dans un processus d'amélioration de l'agriculture: l'enseignement agricole occupe une place importante dans les plans de nos communautés dans les pays en voie de développement, parallèlement à l'éducation. Dans la foulée, elles ont reconstruit un hôpital gouvernemental. La communauté bahá'ie à démarré ce projet, puis d'autres, non bahá'is, sont venus se joindre à la tâche. Aux îles Fidji nous avons installé des écoles primaires. En Inde, où les gens ont un sens inné de l'esthétique, un très gros effort est fait sur l'enseignement de métiers manuels, artisanaux et le gouvernement nous en demande de plus en plus. Aux Philippines, avant l'arrivée au pouvoir de Cori Aquino, l'accès à l'instruction était très difficile, voire impossible, pour le plus grand nombre des enfants. Un programme de scolarisation a été mis en place par des assemblées locales, qui se sont formées. L'assemblée nationale a envoyé des maîtres. Pas mal d'enfants ont acquis ainsi un bagage qui leur a permis ensuite d'entrer dans d'autres écoles, et ils ont eu un tel pourcentage de réussite aux examens que le bruit s'en est répandu, et que les Nations Unies ont envoyé des observateurs.

Nous insistons beaucoup sur le fait qu'il ne s'agit pas de développer partout, sous le couvert d'une religion unique et d'une organisation type, une culture indifférenciée. Chaque groupe ethnique doit conserver sa culture spécifique, son enracinement. Je peux encore vous donner un exemple. Au Pérou, il existe une communauté bahá'ie d'Indiens Quechuas assez importante: 700 membres. Ils ont tout à fait conservé leurs traditions, leur mode de fonctionnement social qui d'ailleurs, par bien des points, coïncide avec le modèle de notre religion. Ce sont leurs propres leaders qui les ont incités à déterminer et à exprimer leurs besoins profonds, et à établir des plans successifs pour les satisfaire".

Tandis qu'Holly Vick nous ouvrait ainsi l'éventail des réalisations dans le Tiers-monde, des films vidéo, des photographies illustraient ses propos. Au Zimbabwe, un cours d'alphabétisation des femmes: en Haïti, une campagne de vaccination de jeunes enfants: en Inde, de jeunes élèves apportant des plants pour le reboisement du village, une fontaine d'eau potable dans un lieu très déshérité, un cours d'hygiène pour les femmes vivant en zone rurale: en Swaziland, une école primaire: au Zaïre, des bahá'is et des non bahá'is mêlés s'employant collectivement à la construction d'un centre bahá'i. Aux Fidji un jardin d'enfants. Aux Philippines, un centre médical. Au Panama, une station d'enseignement mobile.

Et le plus sophistiqué: en Equateur, au Panama, au Pérou, des stations de radio qui diffusent des reportages, des programmes éducatifs, mais aussi la musique typique de ces régions. "Nos communautés ont installé sept stations de radio en Amérique du Sud, précisa Holly Vick. Celle du Panama est entièrement assurée par des Indiens Guaymis qui peuvent ainsi promouvoir leur propre culture. Ces stations de radio organisent aussi des festivals de musique qui ont un très grand impact". Ces manières de concevoir le développement peuvent aujourd'hui paraître, somme toute, assez banales. Suffisamment de voix autorisées s'élèvent à présent partout pour dénoncer l'assistance sous forme d'aumône, et prendre comme règle de base le sage proverbe chinois "Donne un poisson à un homme, tu le nourris une fois. Mais s'il apprend à pêcher, il pourra se nourrir lui-même toute sa vie".

L'originalité des bahá'is est qu'ils les mettent en pratique depuis très longtemps. Même en ce qui concerne la musique. Serait-elle une des voies qui mènent à l'harmonie universelle?

L'Occident a pu en avoir l'impression, depuis deux ou trois ans, avec les concerts réalisés par des chanteurs et musiciens de tous les pays au profit de l'Aide Internationale, ou d'Amnesty. Là encore, les bahá'is avaient pris les devants, et l'avait inscrite dans leur dernier plan international de sept ans, mis en oeuvre en 1979. On peut lire, dans le rapport final de ce plan, rédigé en 1986:

"La musique a toujours été un moyen unique et inspiré d'amener les gens à être ensemble. Durant le Plan de sept ans, elle a été de plus en plus utilisée pour consolider les communautés bahá'is. Le nombre d'enregistrements musicaux proposés par les distributeurs bahá'is, a augmenté chaque année du plan. Des musiciens de toutes les parties du monde se sont réunis pour la première conférence internationale de Musique, qui s'est tenue au Costa-Rica en février 1985, afin d'explorer et de discuter l'utilisation de la musique dans la propagation de la Foi. L'Assemblée nationale des Philippines considère la qualité et la popularité croissante de sa fête annuelle de la musique comme une de ses réalisations les plus importantes du plan de sept ans. En Malaisie, des jeunes travaillent ensemble à composer des chansons et à mettre des prières en musique dans plusieurs langues et les utilisent lors de leur enseignement itinérant. Les festivals de musique associés aux stations de radio bahá'ies en Amérique du sud sont devenus un élément de catalyse pour la promotion des cultures indigènes. Le festival annuel de la radio bahá'ie en Equateur constitue l'événement culturel le plus important de la région, avec une telle popularité qu'il faut maintenant organiser six compétitions préliminaires pour accommoder tous les participants."

Les actions sont évidemment moins spectaculaires en Occident, puisque les problèmes posés sont très différents. "Les communautés d'Europe et d'Amérique du nord, dit Holly Vick, doivent prendre conscience de leurs propres besoins. S'ils ne sont pas de même nature que ceux des communautés des pays en voie de développement, les problèmes n'en existent pas moins. La drogue, la pollution, la dégradation de l'environnement, l'injustice sociale, le racisme, etc ..."

Actuellement. les communautés bahá'ies sont engagées dans 1482 projets de développement économiques et sociaux à travers le monde. L'éducation y occupe une place prédominante, mais aussi la mise en valeur des ressources locales - forêt et agriculture -, l'installation de services de santé et de services sociaux, de stations de radio, etc...

Les initiatives de la communauté bahá'ie française peuvent donner un bon exemple de l'activité de ces communautés dans les pays occidentaux, où elles ont, comme le soulignait Holly Vick, à définir et évaluer leurs propres besoins. Cette communauté comporte environ un millier de membres, répartis dans une trentaine d'assemblées spirituelles locales. Elle n'est pas ou fort peu implantée en Champagne, Corse, Franche-Comté, Limousin, Basse Normandie, Picardie, Pays Basque, Lorraine, et d'une façon plus générale dans les milieux agricoles et/ou de forte tradition catholique. Elle s'est dotée d'un Comité National d'Enseignement, d'un Comité d'Approfondissement, et d'un Comité des Jeunes.

Comme toutes les autres assemblées spirituelles, elle met en oeuvre des plans à durée déterminée (actuellement un plan de six ans) proposés par les assemblées locales, examinés par l'assemblée nationale avec la collaboration des conseillers continentaux, et enfin soumis à l'approbation de la Maison Universelle de Justice. Le plan actuellement en cours de réalisation vise deux objectifs que l'on pourrait définir par l'interne et l'externe.

Dans la première catégorie, concernant essentiellement la conduite des fidèles, viennent s'inscrire le respect de la prière quotidienne, la lecture des Textes sacrés, l'incitation à l'observation du jeûne, le développement de la vie communautaire, la consolidation des assemblées locales, l'approfondissement de la foi par la multiplication des "coins de feu", l'encouragement à l'exigence personnelle d'un haut niveau de conduite, l'accroissement de la participation aux ressources financières de la communauté nationale.

Dans la deuxième s'enchaînent la propagation de la foi en direction des groupes ethniques minoritaires installés sur le sol français (Chinois, Vietnamiens, Arméniens, Tziganes, etc.), l'encouragement au volontariat d'enseignants itinérants dans les pays francophones, et plus spécialement en Afrique, le développement de l'esprit pionnier et l'installation de quelques-uns de ces volontaires, susceptibles de subvenir à leurs propres besoins, dans cette même Afrique; l'implantation dans les régions françaises où la foi bahá'ie n'est pas représentée. Il est également prévu de faire progresser de quarante à soixante le nombre des assemblées locales; de développer des relations cordiales avec les personnalités politiques, universitaires, etc... de veiller à la publication des brochures; d'agir sur le plan professionnel pour faire connaître la foi à travers les mass-medias... Dans le même but de communication, doit être créée une société audiovisuelle pour la production d'émissions destinées au câble et aux télévisions régionales qui, traitant des problèmes de l'environnement, du racisme, de l'athéisme, etc, serviront simultanément à informer et à amorcer des thèmes de discussion pour des "coins de feu", des débats publics, etc.

Seront enfin étudiés en coopération avec d'autres associations ayant les mêmes buts, quelques projets de développement social et économique. Les jeunes qu'il nous a été donné de rencontrer au cours de Journées Nationales d'Enseignement qui se sont tenues à Lyon en novembre 88 font montre d'un dynamisme, d'un pragmatisme, et parfois d'un esprit contestataire mais positif, plutôt sympathiques. Ils ont leurs propres projets. 1989 doit les voir à l'oeuvre par exemple dans le Sud-Ouest, employés à la castration du maïs (l'argent gagné sera envoyé en Afrique), installant un coupe-feu dans une zone boisée de la Corse, ou travaillant en Bretagne dans un parc naturel. Leur tactique offre une illustration parfaite de la manière dont se fait la propagation de leur foi: le travail leur donne l'occasion d'entrer en contact avec des gens qui l'ignorent, et de prêcher par l'exemple, sans jamais dissocier le travail de l'enseignement.

Les bahá'is ne se limitent cependant pas à ces actions localisées. Grâce à son statut consultatif auprès notamment de l'ONU, leur communauté internationale participe par ses propositions, ses déclarations, ses actions, aux grandes affaires mondiales.

Ainsi, en 1974, à une Conférence Mondiale de l'Alimentation qui s'est tenue à Rome, elle signait une déclaration insistant, dans une perspective de solution au problème alimentaire mondial, sur la nécessité d'arriver à une conviction individuelle et collective de l'unité organique de l'humanité, à une conception de l'éducation et du travail au service non seulement des citoyens d'un même pays, mais de l'ensemble des peuples de la terre, et la reconnaissance de l'agriculture comme une activité humaine vitale, justifiant une place de prestige dans la société. "Un pareil changement d'attitude, était-il écrit en conclusion, pourrait attirer de nombreuses personnes dans ce secteur essentiel et ralentir l'exode rural, permettant ainsi la décentralisation si nécessaire des établissements humains".

En 1978, à Genève, lors de la Conférence Mondiale pour la lutte contre le racisme et la discrimination raciale, elle était représentée. La même année, à la séance spéciale de l'assemblée générale des Nations Unies consacrée au désarmement, elle signait un texte intitulé "La promesse du désarmement et de la paix".

En 1979, à Vienne, elle apportait sa contribution à la Conférence des Nations Unies sur la science et la technique au service du développement dans une déclaration intitulée "La science et la technique en vue de l'avancement humain."

En 1986, au Grand-Duché du Luxembourg, l'Association Européenne pour les études bahá'ies, dans le cadre de ses troisièmes rencontres, proposait deux journées de conférences sur le thème "Place et contribution des minorités dans la société", en présence des ministres de la justice et de la culture du Grand-Duché. Dans le même temps, toute la communauté était engagée dans la célébration de l'Année internationale de la paix, ce qui lui donnait à la fois l'occasion de militer pour une cause essentielle, de propager son point de vue sur la question, et de se faire mieux connaître.

Tout commença avec un rapport rédigé par la Maison Universelle de Justice intitulé "La promesse de la paix mondiale", adressé à tous les peuples de la terre, et, plus spécialement, à leurs dirigeants. Ce texte fut directement remis à soixante six d'entre eux, chefs d'états souverains ou de territoires sous tutelle, par des envoyés de la communauté bahá'ie, tandis que ses représentants à l'ONU le faisaient connaître aux délégations des pays où l'assemblée spirituelle nationale ne pouvait avoir de contact direct avec le gouvernement. Plusieurs présentations firent l'objet de cérémonies officielles, notamment à Washington, à la Maison Blanche, lors de la journée annuelle consacrée aux Droits de l'homme. Les premiers ministres, les cours suprêmes, les parlementaires et les membres de toutes les instances importantes reçurent également copie de ce texte.

Dans le même temps, toutes les Assemblées spirituelles locales ou nationales faisaient de la communication des enseignements sur la paix de Bahá'u'lláh une de leurs activités essentielles. On vit, en Papouasie Nouvelle-Guinée, dans le magazine national le plus important, la publication intégrale, illustrée par des images, du document préparé par la Maison de Justice. Au Bénin, à la demande du Président de cet état, une conférence de presse fut organisée par son chef du protocole pour permettre aux bahá'is de présenter le texte à l'ensemble des médias.

En Suisse, 2.200 grands posters affirmant "La paix n'est pas seulement possible mais inévitable" furent disséminés dans les principales villes, les transports publics, tandis que fonctionnait un téléphone spécial pour répondre aux questions et que se succédaient les réunions d'explication publiques ou privées. L'Australie organisa, à Sydney, sur les terrains dépendant du temple où, plutôt, comme disent les bahá'is, de la Maison d'Adoration une exposition de dix jours intitulée "Les dix jours incroyables" avec conférences, rencontres, concerts, ateliers, auxquels participèrent plus de 7300 personnes, bahá'is et non bahá'is, organisations civiles, sociales, humanitaires, etc. Le Centre national de Wilmette, dans l'Illinois, là ou se trouve également un des cinq temples bahá'is, diffusait quant à lui un dépliant bleu et blanc où volait une colombe signée Georges Braque qui résumait l'essentiel du rapport de la Maison de Justice en trois paragraphes significatifs:

"Il est évident que toutes les guerres et conflits ont été la conséquence de quelques formes de préjugés religieux, raciaux ou nationalistes. Le préjugé est le destructeur des fondations du monde, de l'humanité... Reconnaître que l'humanité forme une seule famille est la première marche à franchir dans la réorganisation des affaires mondiales pour parvenir à la paix finale.

L'unicité de l'humanité est un fait confirmé autant par la croyance en un créateur commun que par toutes les sciences humaines. L'élimination de la suspicion et du doute engendrés par les préjugés commence par l'authentique association entre les groupes et l'éducation des enfants pour faire comprendre l'intérêt de la diversité. Il en résultera une meilleure compréhension entre les nations et la construction d'un nouvel ordre dans les affaires mondiales qui unira politiquement, économiquement et socialement les pays et mettra fin à la guerre en même temps qu'il protégera la diversité des cultures...

Le préjugé est la plus grande barrière à la paix mondiale. Ses aspects les plus redoutables sont le racisme, le nationalisme et le fanatisme religieux. Ces trois catégories de préjugés constituent la base des attitudes qui divisent le monde entre "nous" et "eux". Le racisme empêche le progrès humain en masquant les potentialités de ses victimes et dégrade ceux qui le pratiquent. L'extrémiste nationaliste, à l'opposé d'un amour raisonnable de son pays, empêche la coopération entre nations qui dépendent les unes des autres pour leur survie. L'intolérance religieuse est cause de guerres et de persécutions bien que les fondateurs des religions mondiales n'aient jamais approuvé un pareil comportement... La fin des guerres n'est pas seulement une affaire de traités entre les nations. La paix peut seulement s'installer quand les principes spirituels, que certains peuvent appeler "valeurs humaines", guident la recherche des solutions aux problèmes mondiaux. Quelques uns des principes à mettre en oeuvre dans le dépassement des obstacles qui s'opposent à la paix sont l'élimination des préjugés raciaux, nationaux et religieux, la disparition de l'extrême distance entre les riches et les pauvres, l'égalité des hommes et des femmes et l'éducation universelle."

Un slogan: "La terre est un seul pays", une brève définition de la foi bahá'ie et un appel à tous pour travailler avec ses fidèles, chacun selon son propre point de vue, à l'édification d'un monde sans guerre complétaient le dépliant. Au total, la "Promesse de la paix mondiale" a été traduite en 47 langues et fait l'objet de 143 éditions. L'ensemble de ces initiatives valut à la communauté bahá'ie de se voir décerner, en 1987, par l'ONU. le titre de "Messager de la paix".

Actuellement, un nouveau plan de six ans, établi par la Maison Universelle de Justice, se déroule à l'échelle mondiale, avec des objectifs tous azimuts qui concernent autant les affaires internes de la communauté bahá'ie que ses actions vers l'extérieur. Y sont notamment programmés, pour les entreprises internes, la poursuite de la traduction et de la publication des textes sacrés, l'extension du message de Bahá'u'lláh, la mise en oeuvre de nouvelles constructions sur le Mont Carmel, la multiplication des Assemblées spirituelles locales et nationales à travers le monde, le renforcement du corps des pionniers (sur un objectif de 429 personnes, 131 sont actuellement à l'oeuvre sur les cinq continents) et pour les actions tournées vers l'extérieur la promotion de l'enseignement, l'intensification des relations avec l'ONU, ses différents organismes spécialisés et le Parlement Européen dans des actions en faveur de l'éducation, de l'environnement, de la lutte contre la faim dans le monde, des droits de l'homme, de la santé, de la jeunesse, de l'émancipation des femmes.

A travers les différentes interventions de la communauté bahá'ie dont nous ne pouvions, dans cet ouvrage, que donner quelques exemples, l'impression s'installe qu'en fait elle propose, pour tous les problèmes qui se posent à l'échelon mondial, un remède universel en trois points: métaphysique il n'y a qu'un seul Dieu, toutes les querelles religieuses sont mal fondées et doivent être dépassées: humain il n'y a qu'une seule espèce de terriens, et toute suprématie de race, toute inégalité entre ethnies, entre sexes, entre riches et pauvres doivent être comblées: social, il n'y a qu'une seule planète terre, dont toutes les ressources doivent être collectivement préservées, gérées et réparties au profit de tous les peuples, tous les motifs de conflit arbitrés et désamorcés par une instance supranationale disposant de l'autorité suprême et des moyens de la faire respecter. On peut voir dans cette doctrine des trois unités une splendide et irréalisable utopie, pas si éloignée, finalement, de toutes celles qui fleurirent en Europe entre le XVIe et le XIXe siècle, de Thomas More à Robert Owen, en parallèle avec des mouvements millénaristes tel celui dont Claude-Henri de Saint-Simon avec son "Nouveau Christianisme" fut au XIXe siècle l'instigateur. On peut même remonter plus loin encore dans le temps, jusqu'à l'antiquité. N'est-ce pas précisément en Asie mineure qu'un certain Aristonicos tenta, bien avant l'avènement de l'ère chrétienne, la réalisation d'un millénarisme social et anti-esclavagiste? Il est possible que le Báb ou que Bahá'u'lláh aient eu connaissance des utopies qui traversaient leur siècle: l'Iran, rappelons-le, fut longtemps un carrefour de circulation des idées. Il semble en revanche peu probable qu'ils aient su quoi que ce soit d'Aristonicos.

Il nous parait plus intéressant et plus révélateur de comparer la conception bahá'ie, entièrement issue, il faut s'en souvenir, d'une doctrine conçue au XIXe siècle, à certains points de vue émanant d'autorités contemporaines reconnues, comme par exemple celles du Club de Rome. L'un de ses membres, Ervin Laszlo, musicien, philosophe, scientifique de renom, par ailleurs rédacteur en chef de l'Encyclopédie de la paix publiée par l'ONU, et directeur du comité consultatif du projet de perspectives européennes de l'Université des Nations Unies vient de signer, avec une préface d'Alexander King, président du Club de Rome, un ouvrage intitulé Le Monde moderne et ses limites (Ervin Laszlo, Le monde moderne et ses limites, Tacor International, Paris, 1988). L'objet essentiel en est un constat à la fois pessimiste et optimiste. Pessimiste: la terre risque d'atteindre, dans un futur pas si lointain, les limites de sa croissance matérielle. Optimiste: ces limites peuvent ne jamais être atteintes car il existe un certain nombres de freins économiques, sociaux, culturels, politiques ou créés par la nature elle-même qu'il importe de mettre en oeuvre.

Pour mémoire, l'auteur rappelle les schémas prospectifs qui avaient été réalisés sur ordinateur, en 1972, à la demande du Club de Rome, par le M,I.T (Institut de Technologie du Massachusetts) et dont les résultats eurent des allures de prévisions-catastrophes, comme les films du même nom. Ayant pris en compte des milliers de données, le diagnostic du M.I.T fut en effet que si les tendances à la croissance se poursuivaient sans modifications, les limites possibles seraient atteintes dans les cent prochaines années, avec pour corollaire un déclin rapide et incontrôlable de la capacité industrielle et de la population. Le mal, cependant, n'était pas sans remèdes. Pour retrouver la perspective d'un monde viable, l'ordinateur indiquait des solutions telles que retrouver, dès 1975, une proportion des naissances égale à celle des décès. Stabiliser le capital industriel mondial en limitant la proportion des investissements pour 1990. Réduire, en 1975, la consommation des ressources mondiales par unité de production industrielle au quart de sa valeur en 1990 et, dans la même proportion la pollution mondiale. Transposer les préférences économiques de la société vers des services plutôt que des biens. Diriger les capitaux vers la production de nourriture même si cette production n'est pas rentable, et utiliser en priorité les capitaux agricoles pour préserver et enrichir le sol.

Ce fut, à l'époque, un beau tollé et une mémorable polémique. Beaucoup contestèrent, ricanements à l'appui, le "modèle" né de l'ordinateur.

Quelques réactions plus positives se produisirent, mais...entre l'Amérique qui considérait que ce qui est bon pour elle est bon pour le monde entier et l'Est qui continuait de voir dans le communisme le moyen de surmonter toutes les difficultés, on en resta à des solutions nationales, sur des plans à courts termes, sans comprendre vraiment qu'il s'agissait d'une affaire mondiale, exigeant une politique à long terme et planétaire.

"Tout cela, explique Ervin Laszlo, par manque d'idéaux positifs qui préexistent pourtant dans toutes les grandes religions, les morales du comportement, les concepts universels et devraient être réaffirmés et séparés des pratiques politiques auxquels ils sont associés." Sa réflexion le conduisit finalement à la conception de nouvelles valeurs correspondant à l'âge mondial qui prend la relève des âges industriels et postindustriels aujourd'hui obsolètes. En substance, il les décrit ainsi.

"En ce moment, pour survivre, il faudra être en symbiose avec les autres et l'environnement et non rechercher des fins immédiates et égoïstes au détriment du milieu.

La théorie de la richesse descendant vers les plus pauvres n'ayant pas fonctionné dans la pratique, la seule manière d'aider les pauvres de cette terre est de créer volontairement et systématiquement de meilleures conditions de vie pour eux, et plus d'occasions pour qu'ils progressent et participent d'une façon plus significative aux processus économiques, sociaux et politiques (même si cela implique le sacrifice de quelques uns des privilèges traditionnellement associés à notre propre richesse et à notre puissance).

La sagesse éternelle des grandes religions, des grands artistes et des grands humanistes est le complément nécessaire à l'expérience technique des sciences, car l'homme et la société sont et ont toujours été plus qu'un assemblage de processus réductibles à des faits scientifiquement déterminables.

La technologie devrait être le serviteur et non le maître de l'humanité et l'on devrait décider de ses applications non seulement en fonction des bénéfices économiques mais aussi en terme de bénéfices humains, sociaux, et surtout sur l'environnement.

L'efficacité ne doit plus être assimilée purement et simplement à la productivité maximale mais à la production de produits et services socialement utiles en employant d'une manière sensée le maximum de la force de travail disponible, même si cela signifie à court terme une réduction du rendement et des profits.

En dépit d'une plus grande difficulté à prévoir et à contrôler les comportements, il faudra encourager le développement complet des personnalités dans leurs diversités et non plus imprégner les individus avec une "rationalité purement économique" les réduisant à l'état de robots calculant leur propre rapport coût/bénéfice.

Une fidélité exclusive et aveugle à "mon pays qu'il ait tort ou raison" est une attitude aussi égoïste et à courte vue que l'allégeance aveugle à soi-même, le chauvinisme n'étant que l'égoïsme en plus grand. Ainsi ces allégeances devraient plutôt se porter sur les sphères relationnelles concentriques allant de la famille immédiate à la famille de tous les peuples et de toutes les cultures dans lesquelles chacun se retrouverait. La souveraineté et l'indépendance des états-nations d'aujourd'hui n'existent que sur la base d'un raisonnement légal mais arbitraire qui accorde une fausse légitimité à d'égoïstes décisions gouvernementale. Les citoyens conscients ne devraient plus agir comme si leur pays était isolé de tout par son indépendance, mais ils devraient tenter de soutenir ses intérêts en tant que membre parmi tant d'autres d'une communauté internationale interdépendante.

Les richesses de la terre ne nous sont pas données pour les piller à volonté car la nature se venge avec des cycles écologiques détraqués, des environnements invivables et des habitudes climatiques dangereusement, perturbées. Les ressources naturelles et les sources d'énergie doivent être utilisées à bon escient et les technologies étudiées soigneusement pour leurs bénéfices à long terme ainsi que pour leurs possibles effets secondaires.

Le bonheur, c'est chercher et non atteindre. On ne le trouve pas seulement dans les possessions matérielles mais aussi dans la créativité personnelle, dans l'équité et l'honnêteté, dans l'amour et l'amitié, dans la solidarité communautaire, dans l'harmonie avec la nature et dans la bonne conscience ressentie après avoir fait tout ce qui est en son pouvoir non seulement pour soi-même mais aussi pour sa société et pour toute l'humanité.

La planète terre est un bel objet fragile qui abrite un mélange de formes de vie extrêmement rares sinon uniques dans tout l'univers et la préservation de son intégrité est maintenant le privilège et la responsabilité de l'humanité". (Ervin Laszlo, op cit.).

Ce credo d'un humaniste-scientifique, renforcé par la remarque préliminaire d'Alexander King: "Les problèmes contemporains sont vus de plus en plus comme étant de nature mondiale, qu'ils soient d'économie, de monnaie, de chômage ou d'environnement. Il paraît donc impossible à un pays individuel et isolé de les résoudre" nous a semblé correspondre d'assez près à l'ensemble des conceptions bahá'ies. Nous avons profité d'une conférence que donnait Ervin Laszlo au siège de l'Unesco, à Paris. pour lui en demander confirmation, dans un entretien dont voici l'essentiel:

- E.L
"Il y a beaucoup de points communs entre mes propres conceptions et les concepts bahá'is. Mais ces points communs ont été d'abord découverts côté bahá'is, beaucoup plus tard de mon côté... J'ai eu pas mal de conversations avec des bahá'is, à New York, ou en d'autres lieux, comme Haifa... Je connais la religion, la culture bahá'ies. Pas assez. Mais j'ai un peu des sentiments, des convictions et des valeurs des bahá'is. Ce que nous avons découvert ensemble, c'est que les perspectives qui surgissent actuellement de la science, dans sa complexité, donnent une logique de développement, une logique de l'évolution, qui est tout à fait comparable à celle des grands écrits bahá'is."

S'appuyant sur les plus récentes recherches faites par la science, et particulièrement en biologie et en mathématiques, sur les modèles et le développement des systèmes. Ervin Laszlo souligne ensuite les analogies entre les constats de sa recherche scientifique et la conception bahá'ie d'une évolution vers la globalité:

"J'y vois des points communs parce qu'il y a une continuité entre la nature et l'humanité, ensuite une directionnalité dans l'évolution des choses, sans que ce soit une volonté fataliste, et enfin parce que ces grandes tendances sont nettement non linéaires. Bien sûr, nos concepts mathématiques sont ceux du XXe siècle. Ils ne s'exprimaient pas de cette manière au XIXe siècle, dans les écrits de Bahá'u'lláh, mais ils y correspondent exactement. On y trouve la définition de ce que nous appelons une "bifurcation". Quand on parle de maturité de l'humanité, c'est une paraphrase, c'est une manière d'expliquer que le processus évolutif est arrivé à ce stade que l'on appelle "mature" dans un écosystème. On pourrait appliquer la même chose à l'humanité. Ce processus directionnel, non linéaire, probabiliste mais pas purement casuel, qui conduit finalement vers un système où toute l'humanité serait intégrée, un système à la fois divers et global, correspond, il me semble, à la conception bahá'ie d'une humanité unie, puisque c'est effectivement un système ouvert et évolutif, une grande diversité coordonnée par des règles non pas absolues, décidées de manière rigide, mais établies par la compréhension, la consultation, l'information... Vraiment, sur le plan théorique, il y a beaucoup de points de convergence. Côté pratique, ces conceptions d'avant-garde qui émergent du côté scientifique sont effectivement vécues. mises en pratique, par des millions de gens.

- Q:
"Les conceptions Bahá'ies ont-elles induit ou influencé votre démarche?.

- E-L:
"Ça l'a renforcée. Parce que lorsque on trouve une idée, une conception, et puis que l'on constate que cette idée est arrivée d'une autre façon qui a aussi pris l'esprit et l'imagination des gens, c'est une confirmation. Moi je suis toujours très content quand je trouve les mêmes conceptions, les parallélismes, dans les religions. Mais c'est assez rare, à part chez les bahá'is, de trouver des parallélismes exacts. Dans les religions orientales, taoïsme, bouddhisme, il y a beaucoup de choses qui correspondent tout à fait aux conceptions nouvelles de la physique, sur l'intégration. Pour moi c'est toujours une joie. une jubilation, de retrouver ces mêmes idées à cent ans, deux mille ans au quatre mille ans de distance. Dans la tradition judéo-chrétienne, il y a les bahá'is à cause de leur évolutionnisme, de leur humanisme et de leur oecuménisme."

- Q:
"Les suivez-vous jusqu'au bout, jusqu'à leur conception d'un système unique, avec un pouvoir supranational, une justice, une police supranationales, une religion unique, etc."

- E.L:
"Je ne peux pas décider pour le moment. En tant que scientifique et philosophe, je crois qu'il est trop tôt pour dire si nous aurons un système ou un autre de coordination des valeurs globales... Le modèle bahá'i est très intéressant, très important. Mais je ne peux pas me risquer à dire bon, eh bien voilà, c'est le seul. Il y aura un système global, c'est sûr, mais il peut être conçu de manière différente, pessimiste, "Orwellienne", ou optimiste. Le système bahá'i est optimiste. Mais dans le monde des sciences, le futur n'est pas lisible. Il n'y a pas de garanties, seulement des probabilités. On a peut-être l'opportunité et, de toute façon, le devoir d'influencer ces probabilités. On peut influencer l'évolution vers un modèle comme celui des bahá'is, mais, à leur différence, je ne crois pas que ce soit déjà écrit. Il n'y a pas de modèle achevé. J'insiste sur ce point."

- Q:
"Le modèle bahá'i est en outre un modèle purement religieux. La perspective d'une religion unique ne vous inquiète pas?"

- E.L:
"Moi vous savez j'ai une religion qui est celle du philosophe, un peu personnelle. Je crois que l'on n'explique pas tout par la science, il y a un sens beaucoup plus vaste que ce que nous observons dans la nature. En tant que scientifique, je ne peux pas le connaître. Je peux seulement savoir qu'il existe. Donc, la religion pour moi, c'est simplement l'affirmation qu'il y a dans la nature des mystères que nous devons respecter, que nous devons approcher avec intuition, mais que nous ne pouvons pas saisir de manière "opérationnelle", rationnelle. Si la religion dévient une doctrine, un ensemble de dogmes, alors, je ne suis pas pour. Si c'est l'affirmation qu'il y a un destin, une responsabilité humaine, alors là j'accepte et j'essaie d'agir de façon à aider les gens à se rendre compte. J'établis une très grande différence entre une religion comme spiritualité, dans le sens d'une réalité suprême et une religion avec les lois, des règles. Dans le premier cas, ça ne me fait pas peur. Dans le second cas, ça devient dogmatique, ça me fait un peu peur."

- Q:
"N'êtes-vous un peu un utopiste?"

E.L:
"Utopiste dans le sens que lui a donné l'inventeur du mot, Thomas More, de lieu qui n'existe nulle part, non, parce que ce n'est pas positif. Mais si vous dites visionnaire, alors oui... Je pense que le destin n'est pas déjà déterminé, que nous avons la liberté de choisir, pas tout mais un certain nombre de choses. Il y a quand même une énorme gamme de possibilités devant nous, et si nous avons des visions de ce que nous pourrions atteindre, nous pouvons essayer de choisir dans cette gamme le chemin qui amène vers ces visions. On n'arrive jamais exactement là où on veut aller, mais on peut progresser dans cette direction.

Donc il faut avoir une vision. Là où il n'y a pas de vision, les gens meurent. Dans ce cas là, d'accord avec l'utopie. Mais l'utopie n'est pas un lieu qui n'existe pas. C'est plutôt comme une étoile dans la nuit..." Peut-être après tout, comme l'écrivait André Gide, est-ce "par la porte étroite de l'utopie qu'on entre dans la réalité bienfaisante." Reste pourtant cet aspect religieux sur lequel s'interroger.

Depuis sa naissance, la religion bahá'ie vise un but final: la prise de conscience de l'unité du genre humain. de l'unité de la religion et de l'unité de Dieu mais aussi d'un ordre mondial uni s'inspirant de l'ordre administratif bahá'i. Si le projet d'une puissance supranationale comporte encore quelques flous, il a, à partir des enseignements du prophète, été assez clairement esquissé par Shoghi Effendi dans "Vers l'apogée de la race humaine ", une épître adressée aux bahá'is d'Occident dès 1936. Ce texte, par ailleurs constat d'une lucidité remarquable sur l'état de la société et d'une prémonition étonnante des péripéties qu'allait connaître la terre entière dans les années suivantes jusqu'à nos jours, mérite, ne serait-ce qu'à ce titre, d'être très attentivement lu.

Mais il y est aussi écrit:
"L'unité de la race humaine telle que la conçoit Bahá'u'lláh implique l'établissement d'une communauté universelle où nations, races, classes et croyances seront étroitement et définitivement unies, où l'autorité des dirigeants et la liberté personnelle, ainsi que l'initiative des individus qui la composent, seront complètement et pour toujours sauvegardées.
Cette communauté, pour autant que nous pouvons l'imaginer, comportera une législature universelle dont les membres, en tant que représentants de la race humaine, auront le contrôle suprême de toutes les ressources des nations qui, la composeront, elle édictera les lois nécessaires pour régler la vie, pourvoir aux besoins et harmoniser les relations de tous les peuples et de toutes les races.
Un Pouvoir exécutif universel, s'appuyant sur une Force internationale, veillera à l'exécution des décisions arrêtées par cette assemblée, à l'application des lois qu'elle aura votées, et à la sauvegarde de l'unité de la communauté toute entière.
Un Tribunal universel se prononcera en dernier ressort dans tous les conflits et discordes qui pourront s'élever entre les membres de ce système universel.
Un mécanisme d'intercommunication mondiale sera imaginé qui embrassera toute la planète, qui sera affranchi de toutes les restrictions nationales et fonctionnera avec une merveilleuse rapidité et une régularité parfaite.
Une capitale universelle sera le foyer où convergeront toutes les forces unifiantes de la vie et d'où rayonneront toutes les influences vitalisantes.
Une langue universelle sera inventée ou choisie parmi celles qui existent déjà et enseignée dans toutes les écoles des nations fédérées comme langue auxiliaire de la langue maternelle. Une écriture universelle, une littérature universelle, un système uniforme de poids et mesures viendront simplifier et faciliter les relations entre les peuples et les races.
Dans cette société, les deux grandes puissances de la vie humaine, la religion et la science, seront réconciliées, elles coopéreront et se développeront dans l'harmonie. La presse, tout en donnant libre cours à l'expression des vues et convictions diversifiées du genre humain, cessera d'être vendue à des intérêts publics ou privés et sera libérée de l'influence des gouvernements et des peuples en conflit. Les ressources économiques du monde seront organisées, toutes les sources de matières premières seront exploitées à plein rendement, tous les marchés coordonnés et développés, et la distribution des produits équitablement réglée. (...) L'anormale distinction entre les classes disparaîtra complètement. La suppression de la propriété cessera d'être envisagée en même temps que cessera l'accumulation de la richesse entre un petit nombre de mains."

Shoghi Effendi évoque enfin un système de fédération universelle "qui régira la terre entière (...), incarnera tout ensemble l'idéal de l'Orient et celui de l'Occident (...) qui sera affranchi de la malédiction de la guerre et de ses misères (...) dans lequel la Force sera mise au service du Droit et dont la vie sera soutenue par la reconnaissance universelle de Dieu et l'obéissance à une seule Révélation (...)" Ce qui peut paraître aux disciples de Bahá'u'lláh une "Pax Bahá'ie" plus angélique que ne fut la Pax Romana, un âge d'or à venir, peut aussi donner aux autres l'inquiétante vision d'un scénario de science-fiction: un ordre religieux régnant sur la terre entière, avec ses prescriptions et ses interdits, sans parler de ces terrifiants dérapages qui ont souvent fait de religions tissées, à leur naissance, d'intentions généreuses et pures, d'effroyables vecteurs de contrainte et de répression. Pour les rédacteurs de cette enquête, ce fut en tout cas une interrogation primordiale. A cela les bahá'is répondent que la religion bahá'ie n'est pas une église, un ordre religieux qui s'impose aux autres. Comme toutes les Révélations avant elles, elle est créatrice de civilisation. C'est cette civilisation qui "régnera sur la terre entière".

Ils ajoutent que les "effrayants dérapages" de l'histoire ne furent jamais le fait d'une religion mais d'êtres avides de pouvoir qui, sous couvert d'une idéologie politique, ont asservi d'autres hommes. Ils précisent que cette idéologie peut être d'origine cléricale ou philosophique, et font enfin remarquer que le XXe siècle, qui se dit a-religieux, abattu, en ce domaine, tous les records. D'autres questions nous étaient également venues au fur à mesure de notre travail, sur des points que nous n'avions pas suffisamment fait éclaircir au cours de notre séjour d'initiation au Mont Carmel. Nous avons donc, avant de poser le point final, adressé un court questionnaire à la Maison Universelle de Justice. Le voici, questions et réponses in extenso:

- Q:
"Peut-il être dans la nature de Dieu de prendre plaisir au luxe des hommes alors qu'il a, lui, créé la nature dans toute sa splendeur? Les sommes considérables investies dans les aménagements ornementaux du Centre Mondial ou la construction de temples comme celui de New Delhi ne seraient-elles pas mieux utilisées si elles aidaient à la réalisation de projets des communautés établies dans des pays défavorisés?"

- R:
"La construction d'édifices tels que le Mausolée du Báb à Haïfa ou les Maisons d'Adoration dans le monde est considérée par les bahá'is comme un acte de dévotion en l'honneur des Fondateurs de leur foi. Dans le même esprit, ces édifices sont entourés de superbes jardins. En ce qui concerne les projets de développement dans les pays du tiers monde, de nombreuses fondations et organisations caritatives d'Amérique du Nord et d'Europe sont prêtes, pour ne pas dire ardemment désireuses, à promouvoir des projets de développement dans le monde par le canal des institutions bahá'ies. Mais les choix qui gouvernent la dépense des fonds pour de tels projets exigent, dans le cadre bahá'i, la participation des personnes concernées à la base. Le progrès dans l'établissement de fondations solides et sûres est nécessairement lent. Aujourd'hui, il existe près de 1500 projets entrepris sous la supervision des bahá'is dans 95 pays de tous les continents."

- Q:
"La foi bahá'ie condamne toute guerre, toute agression. Mais quelles sont ses prises de position lorsqu'il s'agit de guerres économiques telles qu'elles se livrent actuellement. Il nous a été dit que l'alcool étant absolument interdit, un bahá'i ne peut en aucun cas jouer un rôle dans sa fabrication ou sa commercialisation. Il ne pourrait donc y avoir, en France par exemple, de bahá'i vigneron. En revanche, nous n'avons pas vu trace de condamnation pour les gens qui vivent des industries de l'armement ou de tout ce qui s'y rattache, moins encore de ceux qui, dans les sociétés multinationales, sont acteurs des guerres économiques. Quelle est, sur ces deux points, la position précise de la Maison Universelle de Justice?"

- R:
"Les enseignements de Bahá'u'lláh condamnent clairement la guerre entre nations et demandent la démilitarisation du monde. Ceci ne sera pas tant que n'existera pas un super-Etat mondial bien constitué et fonctionnant avec vigueur. Sous un tel gouvernement mondial, des armements seront encore nécessaire pour préserver l'ordre et la sécurité. En attendant l'établissement de ce super-Etat, les peuples du monde connaissent une période de transition avec de nombreuses guerres régionales de dimensions diverses et continuent à en faire l'expérience. Pendant cette période, si une nation aux intentions belliqueuses s'arme jusqu'aux dents, il est naturel que les nations voisines fassent de même pour leur protection et pour décourager un conflit direct. Cette situation est temporaire. Tout en annonçant une période de convulsions et d'agitation, Bahá'u'lláh a donné l'assurance que le monde mûrit et qu'il atteindra bientôt l'âge adulte, inaugurant une période de paix universelle et de concorde, phase essentielle d'une évolution sociale et politique.

Cette réponse nous a un peu laissés sur notre interrogation, notamment en ce qui concerne les guerres économiques.

- Q:
"Pourquoi n'y a-t-il aucune femme parmi les neuf membres de la Maison de Justice. Ne serait-ce pas une survivance, contraire aux enseignements du Prophète, des ségrégations installées par les juifs, les chrétiens et les musulmans?"

- R:
"C'est dans les écrits de la Foi que l'on trouve l'instruction explicite limitant aux hommes l'appartenance à la Maison Universelle de Justice. Mais cette restriction ne s'applique à aucune autre institution bahá'ie présente ou future. Pour les bahá'is, ce principe est essentiellement un point de foi. Vous savez sans doute que les Ecrits bahá'is demandent aux parents de donner, quand il s'agit d'éducation, la préférence aux filles sur les garçons? Alors que des féministes seraient facilement sensibles à ce principe, tant sur un plan émotionnel qu'intellectuel, il est clair que la majorité de l'humanité aurait du mal a l'accepter.

Au fur à mesure que l'humanité comprendra mieux ses besoins et que les bienfaits que l'on peut tirer de l'application de ce principe seront mieux perçus dans la vie de la communauté bahá'ie, sa sagesse deviendra évidente. La raison de la limitation aux hommes de pouvoir servir comme membres de la Maison Universelle de Justice deviendra elle aussi, croyons-nous, évidente dans le futur. Le principe bahá'i de l'égalité des droits et des opportunités entre les hommes et les femmes ne repose pas sur l'autorité législative de la Maison Universelle de Justice mais sur le texte de la Parole révélée elle-même. Pour la première fois dans l'histoire, la révélation de Dieu a explicitement établi l'égalité entre hommes et femmes. L'émergence de la femme dans le plein exercice de son égalité est un aspect essentiel de l'âge adulte de l'humanité et sera, croyons-nous, une caractéristique de la civilisation bahá'ie."

- Q:
"Peut-on considérer que les sept cents électeurs de la Maison de Justice votent en toute connaissance de cause puisqu'ils n'ont aucun moyen de connaître la totalité de leurs coreligionnaires et que, d'autre part, le plus grand secret entourant les délibérations du conseil, ils ignorent quelle est l'action de chacun à l'intérieur de ce conseil. Ne s'agit-il pas, en fait, d'un poste à vie, puisque l'on constate que sauf décès ou retrait pour cause d'âge avancé ou de fatigue, les mêmes sont réélus depuis la création de la Maison Universelle de Justice?"

- R:
"Il faut se souvenir que les neuf membres de la Maison Universelle de Justice ne sont pas directement élus par la masse des croyants mais par un collège électoral sélectionné, dont les membres sont l'élite de chaque communauté nationale, élus par la base des croyants du pays. Les qualifications pour être membre sont les suivantes: "... seuls ceux qui peuvent le mieux réunir les qualités nécessaires de loyauté incontestable, de dévouement désintéressé, d'esprit bien fait, de mûre expérience et de capacité reconnue..." On demande aux électeurs de se tourner en prière vers Dieu et de choisir, parmi ceux qu'ils savent posséder les qualités mentionnées ci-dessus, les neuf personnes qui les harmonisent le mieux. Alors que jusqu'à maintenant, pendant ces 25 dernières années. les membres ont toujours été réélus, rien ne peut assurer qu'il en sera de même dans le futur, d'autant moins que la communauté mondiale bahá'ie, comme tout organisme vivant, atteindra rapidement sa maturité spirituelle et administrative."

- Q:
"N'y aurait-il pas une notion d'infaillibilité attachée aux décisions des neuf membres de la Maison Universelle de Justice, qui joueraient, en quelque sorte, le rôle de "papes" ? Dans le même ordre d'idée, l'obéissance étant une règle de la foi, quelle serait la réaction de la communauté bahá'ie si des décisions de la Maison de Justice s'avéraient contraires aux enseignements du Prophète. Comment être sûr que serait impossible une évolution dégénérée qui pourrait, en quelques siècles, comme ce fut le cas pour le christianisme par exemple, transformer une religion non violente et tolérante en religion conquérante et impérialiste?"

- R:
"C'est Bahá'u'lláh qui a créé l'institution administrative suprême de sa religion et qui lui a donné, en termes incontestables, l'assurance "qu'il leur inspirera ce qu'il veut". Le Christ n'a ni créé la hiérarchie qui devint la structure minutieuse de son Eglise, ni donné l'assurance de sa direction divine à l'institution qui en vint à diriger cette Eglise. Au contraire de la papauté, la Maison Universelle de Justice bénéficie, venant des Fondateurs et de l'Interprète autorisé de la religion bahá'ie, d'un ensemble de directives légales, éthiques, sociales et administratives dont elle ne peut dévier et qui forment la fondation de son autorité et de son fonctionnement. Quand les bahá'is acceptent Bahá'u'lláh, ils acceptent aussi le système qu'il a établi, non seulement pour la promotion et la protection de sa foi, mais aussi comme son héritage pour l'humanité: le pivot de l'unicité de l'humanité, de son unité et de sa paix. Il a pourtant prévu l'apparition d'autres Messagers qui, en de futures Dispensations, contribueront à développer et à promouvoir une civilisation en constant progrès qui est inaugurée par la Foi de Bahá'u'lláh."

Ainsi se termina notre voyage à la rencontre des bahá'is. Tour à tour séduits ou agacés, convaincus ou sceptiques, émus parfois, troublés souvent, nous ne l'avons pas achevé tels que nous l'avions commencé. Il nous a en tout cas été donné de voir comment naît et se développe une religion. Ce ne fut pas le moins fascinant. Nous avons découvert Bahá'u'lláh. Chacun, selon ses propres convictions, peut admettre ou rejeter l'idée qu'il fut un envoyé de Dieu. Mais la lecture de ses écrits, les témoignages sur sa vie démontrent, de manière indubitable, que cet homme fut en tout point exceptionnel. Chemin faisant, nous nous sommes retrouvés confrontés aux problèmes les plus cruciaux de notre temps. Les bahá'is y apportaient des réponses que l'on peut contester, mais pas éliminer sans réflexion ni discussion, et c'est en cela que leur foi nous est apparue comme une métaphysique contemporaine. Aux lecteurs qui ont mis leurs pas dans nos pas de poursuivre s'ils le veulent l'enquête et de se faire, le mot pour facile qu'il soit s'impose, une religion sur cette religion.

Paris. printemps 1989



BIBLOGRAPHIE

Parmi tous les livres consultés pour étayer cette enquête, nous devons particulièrement mentionner:

Abdu'l-Bahá, Les leçons de Saint-Jean-d'Acre, PUF, Paris, 5e édition, 1982.
Báb, Sélection des écrits du Báb, MEB, Bruxelles, 1984
Bahá'u'lláh, Le livre de la certitude, PUF, Paris, 4e édition, 1988.
Bahá'u'lláh, La Dispensation de Bahá'u'lláh, MEB, Bruxelles, 1970.
Bahá'u'lláh, Extraits des écrits, MEB, Bruxelles, 1979.
Edward-Granville Browne, A traveller's narrative, Cambridge University Press, Cambridge, 189l.
André Brugiroux, Le prisonnier de Saint-Jean-d'Acre, Editions Albatros, Paris, 1983.
André Brugiroux, La terre n'est qu'un seul pays, Robert Laffont, Paris, 1975.
Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, Buchet-Chastel, Paris, 1977.
Hippolyte Dreyfus, Essai sur le baháisme, PUF, Paris, 4e édition, 1973.
Esslemont John, Bahá'u'lláh et l'ère nouvelle, MEB, Bruxelles, 1972.
Ferraby John, AIl Things Made New, Ed. George Ronald, Oxford.
Hakim Christine, Les bahá'is ou victoire sur la violence, PM Favre, Lausanne, 1982.
Ervin Laszlo, Le monde moderne et ses limites, Tacor International, Paris, 1988.
La Chronique de Nabil, MEB, Bruxelles, 1986.
Martha Root, Tahirih the pure, Kalimat Press, Los Angeles, 1981.
Emile Schreiber, Cette année à Jérusalem, Plon, Paris, 1933.
Shoghi Effendi, Dieu passe près de nous, MEB, Bruxelles, 1976.
Shoghi Effendi, Vers l'apogée de la race humaine, MEB, Bruxelles, 1969.

Le lecteur désirant mener des recherches pourra s'adresser à la
Bibliothèque du Centre National Bahá'i
45 rue Pergolése
75116 Paris
(tél: 45 00 90 26)

ou se procurer certains ouvrages à la
Maison d Edition bahá'ie de Belgique
205 rue du Trône
1050 Bruxelles


Holy-Writings.com v2.7 (213613) © 2005 - 2021 Emanuel V. Towfigh & Peter Hoerster | Imprint | Change Interface Language: DE